Détective Tsui : le mystère de la province disparue
Emprisonné depuis huit années pour s’être opposé à sa régence, Dee Renjie se voit chargé par l’impératrice Wu Ze Tian d’enquêter sur la mort mystérieuse de deux dignitaires du royaume. Malgré son passé de dissident, il retrouve provisoirement la liberté et sa fonction de juge, ce qui semble déplaire aux mystérieux assassins qui croiseront plusieurs fois sa route. Pourquoi lui? Aussi inflexible qu’elle soit, Wu Ze Tian sait qu’il est le meilleur dans sa partie et qu’il a de bonnes chances de démêler l’intrigue avant l’officialisation de son règne. Par contre elle lui colle dans les pattes un charmant garde-chiourme et un ancien collègue de boulot psychorigide.
Au niveau technique, passons rapidement sur des CGI pas toujours abouties et une poignée d’inserts vidéo déplaisants : le réalisateur le regrette autant que nous mais c’était une contrainte financière. Surtout, cela ne pèse pas lourd par rapport au souffle épique et à la fluidité du spectacle qui nous est proposé. Dans un style très serial, l’intrigue rebondit d’indice en indice et donne au film un rythme qui, combiné à des scènes martiales impeccables, entraîne le spectateur vers une extase cinéphiliques qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps. J’exagère? Prenons une autre histoire de détective comme le récent Sherlock Holmes de Guy Ritchie : en mettant de côté la trahison du personnage littéraire, on avait affaire à un petit film correct de prime abord, aux personnages attachants mais à l’intrigue inintéressante. En fait, ce n’est pas tant l’histoire que son traitement qui est à blâmer : Sherlock enchaîne les indices sans que le spectateur ait la moindre chance de « mener l’enquête » avec lui, jusqu’à l’inévitable scène explicative qui, à ce stade du film, nous laisse froid. C’est une conséquence fâcheuse de la « blockbusterisation » du cinéma populaire : trop souvent, il prend le spectateur pour un attardé mental et, niant sa capacité à suivre une intrigue complexe, l’empêche de participer à l’aventure qu’il est venu voir 1. Malgré le fossé culturel séparant les bons petits occidentaux que nous sommes de la Chine impériale du VIIème Siècle, Tsui Hark nous invite à partager une histoire tout à fait lisible malgré des enjeux narratifs complexes. Autre bonne surprise, le film regorge de scènes d’actions d’une belle originalité, aussi bien sur le papier que dans leur mise en scène. Citons en vrac un combat souterrain à coup de barques et de troncs d’arbres, une chorégraphie somptueuse qui prouve qu’on peut rester sensuelle en esquivant des volées de flèches, et un improbable duel entre le détective et des cerfs.
Mais Détective Dee est plus qu’un bon divertissement : il pose un regard critique sur la politique actuelle de la Chine. Depuis la rétrocession en 1997, l’industrie cinémato-graphique honkongaise connait une crise sans précédent avec la fuite du petit personnel pour les États-Unis et la chute drastique des investissements. Certains, comme Johnnie To et sa société Milkyway Image, garantissent leur liberté en travaillant avec des micro-budgets et une inventivité qui force le respect. D’autres, comme Zhang Yimou, ont préféré accepter les fonds de la République Populaire de Chine et les ajustements idéologiques « suggérées » qui allaient avec. Résultat : la soupe propagandiste qu’ils nous servent sans rougir est passablement indigeste. Après son compatriote John Woo (le monumental Les Trois Royaumes), Tsui Hark prouve qu’il existe une voie intermédiaire qui n’est pas sans rappeler les « contrebandiers » de Scorsese 2. Accepter les fonds chinois était une nécessité vu l’ampleur du projet, mais si les contraintes qui en résultent semblent respectées, le réalisateur parvient à exprimer ses opinions de manière détournée : comment ne pas voir dans la période historique choisie, connue pour sa fermeté politique mais aussi pour ses progrès sociétaux, une allusion à la Chine contemporaine? A travers son indiscipline et sa spontanéité, le juge Dee incarne à la fois la vision personnelle du réalisateur – la ressemblance physique entre le personnage incarné par Andy Lau et Tsui Hark est flagrante – mais aussi le regard critique que pourrait poser la province de Hong Kong elle-même sur la République Populaire de Chine.
Sous cet éclairage, la dernière scène du film prend de l’ampleur : alors qu’il vient de lui sauver la vie, Dee demande à l’impératrice de rendre des compte devant son bâton de juge. Les courtisans s’offusquent devant tant d’impertinence, mais Wu Ze Tian les congédie et s’agenouille devant l’arme du détective. Elle reconnait avoir utilisé des procédés impardonnables pour accéder au trône, et le juge lui demande instamment d’emprunter un chemin plus vertueux et plus juste envers son peuple. Hu Jintao, si tu nous entends…
1 Fort heureusement, ce n’est pas systématique : voir The Dark Knight et Inception de Christopher Nolan.
2 Dans son excellent documentaire de 1995 Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain, il rend hommage à une poignée de réalisateurs américains qui parvenaient, au début des années 50, à critiquer le maccartysme de manière détournée au nez et à la barbe des censeurs officiels. Citons par exemple Nicholas Ray avec Johnny Guitare.
Détective Dee: le mystère de la flamme fantôme, de Tsui Hark, Hong Kong, 2010 avec Andy Lau, Bingbing Li, Tony Leug Ka Fai, Carina Lau