Les faux plis du drapeau
La société étasunienne a toujours suscité une grande admiration et beaucoup d’incompréhension de ce côté-ci de l’Atlantique, et Clint Eastwood en est la parfaite illustration. Qu’un Républicain convaincu puisse porter un regard critique sur les institutions de son pays et faire preuve d’un humanisme incontestable a de quoi déstabiliser. Ne cherchez pas à comprendre, chez nous, ça ne fonctionne pas comme ça et c’est sans doutes grâce à ce décalage que la critique française a su reconnaître en lui un auteur, et ce bien avant ses compatriotes. Sa dernière réalisation nous prouve, après le trop inégal Au-delà, que le dernier héritier du cinéma classique hollywoodien a de beaux restes…
De la vie de J. Edgar Hoover, patron du FBI de 1924 jusqu’à sa mort en 1972, nous ne connaissons que le versant publique : manipulateur, aveuglé par une haine inextinguible du communisme, n’hésitant pas à enfreindre la loi pour arriver à ses fins, le personnage n’a rien d’aimable. Sa vie privée reste un mystère et se résume à quelques vagues rumeurs. C’est dans cette brèche que Clint Eastwood et son scénariste vont s’engouffrer, détournant les codes d’un genre fatiguant – le biopic hagiographique – pour dresser le portrait d’une Amérique bien loin des idées reçues. Au lieu de jouer la carte de l’évolution des personnages, le réalisateur préfère les figer et les transformer en autant de miroirs de la société étasunienne. La mère – Judi Dench, glaçante – représente l’autoritarisme et le puritanisme. La secrétaire – Naomi Watts, un brin effacée – incarne la sacro-sainte valeur du travail et du dévouement. Clyde Tolson – Armie Hammer – le fidèle second, représente l’Amérique telle qu’Eastwood voudrait qu’elle soit, celle de la vérité, capable de se rebeller lorsqu’elle est étouffée, celle qui, a défaut d’exister concrètement, accompagne envers et contre tout le personnage principal. Hoover – Leonardo DiCaprio, impeccable – c’est l’incarnation d’un pays qui refuse de se regarder en face, une nation construite sur un génocide et l’esclavagisme, contrainte de se réfugier dans des mythes parce qu’elle n’a pas d’histoire. Sempiternellement déchirée entre l’idée de liberté et une rigidité conservatrice, elle s’efforce d’exister quelque part entre ce qu’elle voudrait être et ce qu’elle est vraiment. La métaphore de l’homosexualité refoulée, en plus d’être un savoureux clin d’oeil à l’image machiste qui colle à la peau du réalisateur, est d’une grande justesse.
Le scénario, dense, parfois confus, aurait gagné à être resserré. La sobriété de la mise en scène et de la photographie, la direction d’acteurs toute en retenue et la musique minimaliste peuvent agacer, en particulier lorsque la narration donne des signes de faiblesse. Certains critiques y voient du classicisme, je penche plutôt pour un effacement de la réalisation au profit du scénario, ce qui plombait déjà des films comme Invictus ou L’échange*.
Mais le dernier quart d’heure récompense l’indulgence du spectateur. Jusque-là, le réalisateur gardait ses distances avec l’histoire, se contentant de quelques petites touches personnelles de temps à autres. Ce n’est qu’au moment de la mort de Hoover qu’il se l’approprie enfin. Nous découvrons l’intimité du personnage à travers le regard pudique de Clyde Tolson qui entre dans sa chambre pour la première fois. La mise en scène semble se réveiller : la caméra s’enhardit, la photographie devient chaleureuse et la musique entre en résonance avec nos émotions. La pièce que l’on découvre est à l’opposé du personnage, remplie avec goût d’objets d’art, un lieu de vie aimable où gît, au pied du lit, le corps nu et usé d’un homme qui semble enfin en paix. Ce corps, c’est aussi celui de Clint Eastwood, réalisateur américain de 81 ans qui laissera derrière lui une œuvre magistrale.
Ce n’est pas la première fois qu’il nous fait le coup du film-testament, et j’espère sincèrement que d’autres suivront. Quels que soient leurs défauts, ça sera toujours mieux que la grande majorité des films interchangeables dont Hollywood nous abreuve sans relâche.
J. Edgar, de Clint Eastwood, Etats-unis, 2011, avec Leonardo DiCaprio, Armie Hammer, Naomi Watts, Judi Dench…
* A contrario, Gran Torino s’appuyait sur un scénario simple – mais pas simpliste comme on a pu l’entendre – qui lui permettait de donner toute la mesure de son talent de metteur en scène.