Sur un air de fin du monde…
Alors que ses œuvres commencent enfin à arriver chez nous, le cinéphile a de quoi rester perplexe face au cas Sono Sion. On pense à Takashi Miike, pour la boulimie, ou à Kiyoshi Kurosawa, pour l’éclectisme. Poète, performer, réalisateur de films d’horreur, de polars vénéneux et sensuels, de fresques feuilletonantes, l’insaisissable auteur de Suicide club est passé maître dans l’art de brouiller les pistes. A peine remis du choc Guilty of romance, voici que débarque The land of hope, la première œuvre de fiction consacrée à la catastrophe de Fukushima. Abordant ce sujet délicat avec beaucoup d’intelligence et de subtilité, le réalisateur nous plonge dans un Japon qu’on était loin d’imaginer.
Les premiers plans du film nous montrent la banderole qui orne fièrement l’entrée de Nagashima*, « la ville de la centrale nucléaire ». On voit ensuite des vaches dans une étable, un parterre de fleurs devant une maison, un jet d’eau, des cultures… Le spectateur connaît l’histoire et hoche la tête d’un air entendu : la centrale va exploser et empoisonner tout ça, comme en 2011. Sauf qu’au passage, il oublie une chose essentielle : la main qui nourrit les bêtes, agence les fleurs, manie le tuyau d’arrosage ou ramasse les brocolis. Oups. Les médias ramènent systématiquement un accident nucléaire – ça marche en fait pour toutes les catastrophes – à un niveau de radiations, un nombre de victimes et à son impact écologique. En prenant soin de déshumaniser l’ensemble, comme pour nous faire oublier qu’on s’est un peu tiré une balle dans le pied en vendant notre âme à la fission de l’atome. A l’heure d’aujourd’hui, impossible d’aborder la catastrophe de Fukushima directement, la blessure n’est pas encore cicatrisée. Nous nous retrouvons donc propulsés dans un futur proche, où un autre tremblement de terre et un autre tsunami vont frapper une autre centrale. Pas question non plus de désigner frontalement un (ou des) coupable(s), le scénario est autrement plus fin que cela. Oh, bien sûr, les médias, le gouvernement et les représentants locaux en prennent pour leur grade, mais par petites touches, à travers une télé allumée dans un coin, ou une discussion avec des personnages secondaires. Également pointée du doigt, cette incroyable capacité qu’ont nos contemporains à s’habituer au pire, à ne s’inquiéter que quelques temps avant que la routine ne reprenne ses droits, et que, en moutons bien dressés par le discours officiel, nous retournions paisiblement à nos petites affaires, comme si de rien n’était. Tout cela est relégué en toile de fond. L’histoire préfère s’intéresser à trois couples : les propriétaires de l’exploitation agricole, des personnes âgées qui ont toujours vécu ici – comme leurs parents avant eux –, leur fils et son épouse, qui auraient dû logiquement prendre la relève, et leurs voisins, un tout jeune couple à peine sorti de l’adolescence. En explorant l’impact de la catastrophe sur leurs vies, Sono Sion donne à son film une dimension universelle et ne se laisse jamais étouffer par son sujet. Les autorités, aveuglées par les codes et les règles, ont placé une barrière en plein milieu d’une rue pour marquer la zone contaminée. D’un côté, la population est évacuée à cause des radiations dangereuses. De l’autre, pas de problèmes, vous pouvez continuer à vivre normalement. Cette décision, aussi arbitraire que stupide, va trouver écho dans les choix que chacun devra faire : Le père, au crépuscule de sa vie, refusera de partir alors qu’il connaît parfaitement les conséquences de son acte – plus jeune, il militait contre l’implantation de la centrale. C’est ici que s’est déroulé sa vie, et c’est le dernier repère de son épouse qui perd la la tête. Leur fils, lui, est un éternel indécis. Il ne sait pas s’il doit rester ou fuir, suivre sa femme enceinte dans ses délires paranoïaques ou écouter des médias qui se veulent rassurants. Le couple adolescent, lui, brave les interdictions pour tenter de retrouver les parents de la jeune fille dans une zone dévastée par le tsunami, même s’ils savent que cela ne sert à rien. Trois chemins qui ont en commun la disparition du passé, et l’impossibilité de revenir en ces lieux où tout était pourtant si simple, mais qui sont aujourd’hui irrémédiablement inaccessibles.
La réalisation est quelque fois inégale, à l’image de l’habillage sonore du film : d’un côté un travail remarquable au niveau des ambiances – le vent qui souffle, et apporte avec lui les radiations mortelles, les compteurs Geiger, les explosions – malheureusement contrebalancé par l’utilisation systématique de musiques larmoyantes, grossières et inutiles. A l’opposé, l’utilisation de courtes ellipses apporte à certaines séquences une densité émotionnelle incroyable, comme lorsque la jeune fille, sans nouvelles de ses parents, découvre dans le centre de secours une pièce tapissée de messages laissés par des survivants à la recherche de leurs proches. Citons également les trois conclusions successives du film, une par couple, absolument terrifiantes sans que jamais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, on songe une seconde à remettre en question le choix d’un titre optimiste, « le territoire de l’espoir ». Sans hésiter, un des plus beau film de cette année.
Quel dommage que le cinéma japonais soit proprement ignoré chez nous depuis une dizaine d’années, car une nouvelle génération d’auteurs, aussi bien en animation qu’en « live », ont des choses sacrément intéressantes à nous dire sur le monde. Espérons que des distributeurs français continuent à explorer l’oeuvre de ce génial iconoclaste, et remettent ce grand pays de cinéma au goût du jour. Je profite de cet article pour vous conseiller le dernier numéro de l’excellente revue Torso, entièrement consacré à Sono Sion. Tout simplement indispensable ! Pour le commander, visitez leur blog ici.
The land of hope, de Sono Sion, 2013, Japon, avec Isao Natsuyagi, Jun Murakami, Megumi Kagurazaka.
* Ville imaginaire, contraction de Nagasaki, d’Hiroshima et de Fukushima.