The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson

thegrandbudapesthotel2Carré blanc sur fond blanc

The Grand Budapest Hotel a un rythme échevelé, il est souvent drôle avec cet humour très subtil de Wes Anderson qui a un sens du timing pour faire rire à contre coup, juste par un plan qui dure quelques secondes de trop, un regard, mais qui sait aussi utiliser le burlesque, la farce, le délire verbal, l’humour de répétition, ainsi ce héros dont le discours poétique et sentencieux est sans cesse interrompu par l’action, comme aussi ce dialogue qui s’éternise lors de l’évasion des héros alors qu’en tant que spectateur on voudrait leur crier de fuir au plus vite.
Le film est très cohérent, avec un grand raffinement dans les décors, les costumes, le jeu des acteurs toujours légèrement décalé, élégant aussi dans la mise en scène qui passe d’amples plans très larges à des plans moyens à l’aide d’un zoom rapide, avec un travail très habile sur le surcadrage, et aussi cette alternance de formats du film entre le moment où le récit se passe et celui où il est raconté. Cette finesse fait écho au raffinement du personnage principal et aussi avec cette idée que le dandysme c’est aussi rester droit, ne pas baisser la tête, maintenir sa vision du monde face à la barbarie, face à la montée du fascisme, même si la tristesse vient du fait que souvent la barbarie gagne.
Il y a quelque chose de beau dans cette volonté de garder la face en toute circonstance, ainsi ces scènes dans la prison où l’humanité du héros finit par gagner, où les prisonniers se révèlent respecter l’absence de compromission du héros, alors que les fascistes, eux, ne la comprendront jamais, que le virilisme qu’ils incarnent ne peuvent qu’écraser ce héros, son ami, l’art et par la même le réalisateur Wes Anderson.
Derrière ce monde ripoliné, affleure la monstruosité (comme dans cette scène au musée avec ces statues comme une armée uniforme et déshumanisés, ces scènes dans le train qui datent d’une certaine époque mais peuvent renvoyer à la politique de nos sociétés contre les immigrés…), la glaciation qu’on peut ressentir va de pair avec la glaciation d’un monde, tout cela est dit avec douceur, humour, ce n’est jamais asséné. Le film est intelligent, cultivé avec des références à la peinture et au cinéma des années 30, 40, Ernst Lubitsch bien sûr, on pense parfois à To be or not to be, on pense aussi au cinéma expressionniste allemand avec Willem Dafoe en Nosferatu, là aussi ces références irriguent le thème du film et en renforcent la portée.
Mais, parce qu’il y a un mais comme le début de cette critique pouvait le laisser deviner, en s’affrontant à ce grand sujet tout en gardant son style, quelque chose se perd.
On ne retrouve pas la puissance de certains précédents films de Wes Anderson alors que leur propos semblait plus modeste. On peut parfois craindre que le réalisateur se fasse dévorer par son système, on le sent à la frontière, comme l’était Tim Burton au moment de Sleepy Hollow, époque où il a commencé à faire du Tim Burton, à s’auto-citer, à se caricaturer, à agiter ses jouets de plus en plus dans le vide.
Ainsi cette fascination pour le détail, ce maniérisme qui font la force de Wes Anderson fonctionnent quand ils sont en opposition avec une émotion plus sourde et que cette émotion est portée par des personnages (et non par une idée comme dans ce film), quand des corps vont contre les vignettes, essaient de s’en échapper ou de les bousculer. Ainsi le couple d’adolescent et leur rage contre le monde qui leur était promis dans Moonrise Kingdom, un des grands films du cinéaste, et c’est cette tension entre ces plans très élaborés, très composés de Wes Anderson et l’énergie vitale (même si souvent c’est aussi une énergie dépressive) de ses personnages qui créait l’émotion et la poésie du film et l’empêchait de se retrouver figé.
Là le personnage de dandy du héros est ainsi en accord avec le projet du film, mais le répète de façon tautologique, ça fait qu’on reste dans la vignette, qu’on n’y échappe pas, au risque de l’étouffement, même si le jeu entre les deux acteurs (Ralph Fiennes, Tony Revolori, et tous les deux très justes) est souvent drôle et ce qui se passe entre eux est touchant.
Le personnage féminin du film n’existe pas, elle n’est qu’une figure qu’on pourrait trouver chez Jeunet. De même les différents caméos des acteurs et actrices fétiches du cinéaste semblent là pour faire un clin d’œil à ses admirateurs, alors que dans tous ces précédents films, les seconds rôles existaient très vite (on se souvient ainsi de Bruce Willis ou Edward Norton dans Moonrise Kingdom ou Angelica Huston dans La Vie aquatique parmi tant d’autres), l’apparition des différents personnages de maître d’hôtel devient alors qu’une longue référence à son propre cinéma (jusqu’au maître d’hôtel indien) qui peut être amusante pour les fans du cinéaste mais qui n’apportent grand chose au film.
Si The Grand Budapest Hotel est intéressant en de nombreux points, on aimerait que Wes Anderson cesse de penser à peaufiner son style au risque de le rendre totalement désincarné et qu’il recommence à casser sa maison de poupée pour voir ce que ça peut rendre, pour redonner de la vie à son monde.
The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, 2014 avec Ralph Fiennes, Tony Revolori, F. Murray Abraham, Mathieu Amalric, Willem Dafoe…

3 commentaires :

  1. Cher Baptiste,
    J’aime beaucoup ce que vous faites (sans ça je n’aurai pas monté ce blog avec toi, tu penses bien !). N’empêche, malgré notre bouillon de culture cinéphile commun, je ne suis pas toujours d’accord avec toi. Prenons The Grand Budapest Hotel, par exemple : je te suis pendant les 26 premières lignes où tu analyse brillamment les qualités du film. Mais, parce qu’il y a un mais comme le début de ce commentaire pouvait le laisser deviner, la suite de ta critique m’a légèrement agacé. Dans ces cas-là, j’aime bien prendre du recul, laisser passer quelques jours pour voir si ma réaction première n’était pas exagérée. On a beau se considérer – vaguement – comme des critiques, on n’en reste pas moins des spectateurs et notre première lecture d’un film est affaire de sensibilité et d’émotions. C’est après seulement qu’on intellectualise tout ça, avec parfois une petite chronique à la clef si nous parvenons à organiser nos idées.
    Donc, j’ai laissé passé un peu de temps pour décanter tout ça, mais l’agacement persiste et je me vois contraint de t’en faire part.
    Tu compares le film au Sleepy Hollow de Tim Burton, dernier film défendable d’un des réalisateurs les plus intéressant des années 90 (avant qu’il ne soit enlevé par des extra-terrestres et remplacé par un clone dénué de talent. En tout cas, c’est ma théorie et je la partage). Ce film, c’est une compilation de l’univers burtonien, avec peut-être un peu plus d’horreur graphique que d’habitude – Walken fait vraiment peur en cavalier sans tête. Comme tu le soulignes, il était truffé d’auto-citations – jusqu’aux soucoupes de Mars Attaks !, il fallait le faire – qui seraient passées comme une lettre à la poste si elles n’annonçaient pas son incapacité à se renouveler (jusqu’au détestable Frankenweenie, remake inutile et boursouflé du court métrage des années 80). Comme vous pouvez le constater, chers lecteurs, pour ma génération, le ressenti est à la hauteur de l’amour que nous lui portions. Comparer Sleepy Hollow et The Grand Budapest Hotel est à mes yeux un véritable contre-sens. Là où Burton commençait à se regarder le nombril, Wes Anderson choisit d’ouvrir son cinéma au monde. En utilisant la métaphore de la montée du fascisme dans les années 30, il tend un miroir à nos sociétés modernes où la bête immonde n’a jamais été aussi vivace. Ce passage de la petite à la grande histoire s’accompagne de deux nouveautés formelles assez excitantes : d’une part les époques qui s’imbriquent comme des poupées russes (avec à chaque fois un format d’image différent correspondant à ce qui se faisait à ce moment-là, les techniciens apprécieront) illustrent la notion de répétition chère aux historiens ; d’autre part l’apparition d’une lichette de violence graphique assez jubilatoire pour l’amateur que je suis. En sortant du film, je n’ai pas pu m’empêcher de remercier intérieurement le réalisateur d’avoir donné une nouvelle direction à son cinéma, et surtout de ne pas s’être trahis en le faisant. Tous les réalisateurs qui durent doivent faire évoluer leur art sous peine de tourner en rond et de se déconnecter de la réalité. Ce n’est jamais facile, ils sont attendus au tournant par la critique, les spectateurs, et parfois ils ont du mal à s’y retrouver eux même. Wes Anderson reste sur un sans faute, il n’y en a pas beaucoup dans son cas. Sans jamais se trahir, il est passé maître dans l’art d’agréger ses expérimentations d’un film à l’ensemble de son art. Par exemple, on retrouve dans son dernier film des séquences en stop-motion héritées de Fantastic Mister Fox.
    Autre point de désaccord, les caméos. Contrairement à toi, je les trouve plutôt bien intégrés au film. En fait, je pense que nous n’avons pas la même définition du terme. Tu fais référence à Bruce Willis et Edward Norton. C’était leur première participation à un film du réalisateur, et si on retrouve Norton dans TGBH – je craque, ce titre est trop long ! –, ce n’est pas le cas de Willis qui visiblement ne faisait que passer. Angelica Huston était une fidèle du réalisateur avant The Darjeeling Limited, et son personnage – ou plutôt son absence d’ailleurs – en était le cœur. Dans TGBH, certains acteurs de la famille Anderson ont de vrais rôles (Willem Dafoe, Adrien Brody, Edward Norton donc). D’autres ne font effectivement qu’une apparition, le réalisateur utilisant les ressources humaines de l’hôtellerie pour leur faire une petite place sous forme de clin d’œil. Certains réalisateurs s’obligent à faire tabula rasa d’un film à l’autre. Comme je le disais plus haut, Anderson fonctionne par agrégation. Et contrairement à Sleepy Hollow – on y revient – où Burton citait directement ses film, les références présentes dans TGBH sont plus fines et font référence à l’univers – en perpétuelle expansion – du réalisateur dans sa globalité (acteurs, pays, ambiances, etc.).
    Et franchement, comparer le personnage de Saoirse Ronan à l’autre tanche d’Ophélie Moulin, ça frise le carton rouge. L’histoire d’amour entre les deux jeunes gens n’étant jamais le sujet du film, cela ne me dérange pas qu’il la réduise à un rôle secondaire.
    Moonrise Kingdom partait d’une forme d’horizontalité générationnelle, chaque tranche d’âge étant séparée des autres avant que l’histoire d’amour des enfants ne fasse voler cette stratification en éclat. TGBH est dès le départ un film sur la transmission verticale, d’un aîné à quelqu’un de plus jeune, que ce soit d’un intendant à un lobby boy ou d’un écrivain décédé à une jeune lectrice de notre époque.

    Allez mon Batou, sans rancune. On reparle de tout ça samedi devant un petit rhum. D’ici là, prend soin de toi.
    Guillaume

    • Cher Guillaume,
      cette critique venant de quelqu’un qui a écrit après avoir vu le grand Cosmopolis (sauf la toute fin du film, ok), je cite : « Les fulgurances de la bande-annonce sont malheureusement les seules », ne m’étonne pas.
      Plus sérieusement, je suis d’accord avec ce que vous écrivez (permettez-moi de vous vouvouyer) et continue d’être d’accord avec moi-même. Je m’explique : oui, ce film est intelligent, subtil, oui il se coltine à l’histoire, à la politique, etc. oui le changement de format selon l’époque est très cohérent. Je ne critiquais pas le manque d’intelligence, de brio, etc, du film, je notais que je ne trouvais pas la tension entre l’intelligence de la mise en scène, de l’histoire et la sensibilité, l’émotion que portaient les acteurs et actrices de ses précédents films. Je continue d’aimer les films qui laissent apparaître leur faille, leur fragilité. Ma crainte est que la maitrise formelle de Wes Anderson ne finisse par écraser ses films, par les étouffer. Je comprends votre réticence par rapport à la comparaison avec Tim Burton et peut-être je m’avance un peu, mais Sleepy Hollow était présenté comme un film plus abouti, plus ample que Edward aux mains d’argents par exemple et pourtant quelque chose s’était perdue. Pour le personnage de la pâtissière, je persiste, il semble appartenir au réalisme poétique un peu mièvre alors que justement Wes Anderson n’avait jamais été mièvre jusque là.
      Bonne journée à vous.

  2. Bonjour à vous,
    Je me permet ce commentaire qui va faire pencher la balance si débat il y a. Je pense qu’il est prématuré de penser que The Grand Budapest Hotel va signer la fin de la carrière de Wes Anderson. Il est vrai qu’il est au sommet de son art et qu’il sera difficile de faire mieux, mais je pense qu’au delà de son style affirmé, qu’on peut comparé à du Jeunet, mais qui est plus poussé je pense et plus affirmé, quoi qu’il en soit, son style ne l’empêche aucunement de s’exprimer sur un tas de sujet, le fils prodige avec La vie Aquatique, les liens familiaux se resserrant après un deuil dans A bord du Darjeling Limited, ou encore les amours d’enfance dans Moonrise Kingdom. Chacun de ses films a une forte personnalité pour autant le style ne surpasse jamais la thématique puisque celle-ci est toujours forte, authentique et basée sur quelque chose de toujours lié à l’enfance, les souvenirs, la famille. Il y aura toujours un petit quelque chose de mélancolique chez Wes Anderson qui le rend unique et incomparable. Quand aux caméo c’est son style mais tous ont du sens, et même si parfois c’est juste un clin d’oeil comme l’apparition de Bill Muray dans A bord du Darjeling Limited ça n’a rien de nombriliste. Pour le coup il y a plus un côté Ed Wood qui veut faire tourner ses acteurs préférés même si ça n’a pas vraiment de sens et du coup faire un petit clin d’oeil pour lui en donner. Enfin bref tout ça pour dire que je suis pas d’accord, le rôle féminin de la petite amie est important, certes ça reste très masculin comme univers et histoire mais le rôle de leur histoire d’amour reste important comme ça l’est toujours dans le cinéma de Wes Anderson, l’amour est toujours présent même en filigrane.

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