Portrait en miroir
Peut-être que Woody Allen n’est pas un de ces cinéastes qui a un style voyant pour en mettre plein la vue aux spectateurs, contents d’en avoir alors pour leur argent, mais dans Blue Jasmine si sa mise en scène ne se voit pas elle sait pourtant être fluide et élégante et se mettre au service du portrait de cette femme, Jasmine, ex-épouse d’une sorte de Madoff, qui refuse sa déchéance sociale.
Le film est d’un abord plutôt étrange avec deux niveaux, les personnages secondaires qui sont filmés avec une douce ironie (la veine Vicky Christina Barcelona) sur un versant alors que sur l’autre Jasmine est du côté du drame filmée de façon plus frontale.
La greffe des deux ne semble pas prendre mais c’est le nœud du film. Jasmine n’est pas dans le cours normal du monde, elle est isolée comme dans cette scène de dispute où sa sœur Ginger s’engueule avec son petit ami, elle est là et ailleurs, comme si elle était de trop dans le plan. Elle n’est jamais réellement présente tout en voulant prendre toute la place, que ce soit drôle, pittoresque ou dramatique, elle est son propre film, sa propre histoire, peu importe le reste du monde. Elle n’est pas dans le même ton que les autres personnages et acteurs et c’est l’intelligence de la mise en scène de nous faire ressentir cela par la différence de jeu, de rythme, par les différences de placement dans le plan.
Peut-être que les personnages secondaires auraient pu être plus intenses, par exemple ce personnage de sœur trop gentille qui voudrait s’accrocher au wagon Jasmine et finit par s’assumer, mais l’ironie anxieuse de Woody Allen est là par petites touches (est-ce que Ginger en fêtant sa réconciliation avec Chili se libère de l’emprise de sa sœur ou le fait-elle par fatalisme social ?) Si ces personnages étaient plus forts, ça aurait nuit à l’équilibre subtil du film.
Ainsi à première vue Blue Jasmine s’inscrit dans la continuité des films plus sociaux de Woody Allen tels que Match Point ou Maudite Aphrodite. La question de la domination sociale, financière et culturelle est bien sûr une des questions du film et il évite l’opposition complaisante entre la « vraie vie des petites gens » et la bourgeoise arrogante et corrompue. Cette bourgeoisie est arrogante mais d’un autre côté ne peut-on pas comprendre que Jasmine préfère une vie avec maison sur l’océan, voyage à Vienne, appartement avec un haut plafond qu’être la secrétaire d’un dentiste harceleur tout en vivant chez sa sœur ? On voudrait qu’elle accepte la réalité mais a-t-elle vraiment tord de vouloir échapper à cette condition, sa beauté est de continuer vaille que vaille contre tous, quitte à perdre la raison. Le portrait est cruel, et c’est la force de Cate Blanchett et de Woody Allen d’arriver à nous rendre le personnage sympathique par instant sans qu’elle ne se départ de sa morgue méprisante pour son entourage.
Ce qui apporte une autre dimension est le fait que le film travaille cette idée de classe sociale mais la dépasse sans l’abandonner. Ce n’est pas seulement une femme qui n’accepte pas d’être pauvre, mais c’est quelqu’un qui met en scène sa vie, qui considère que le conte dans laquelle elle veut vivre est mieux que la réalité (elle ne veut pas voir qu’elle est pauvre comme elle ne veut pas voir les aventures sexuelles de son mari, comme elle ne comprend pas que ce fils la rejette suite à ce qu’elle a fait, et elle s’énerve contre son potentiel nouveau mari quand il ne comprend pas l’intérêt de ses mensonges « mais j’allais bien m’en rendre compte à un certain moment », elle ne peut pas faillir, elle ne peut pas se tromper.)
Cette femme qui ne cesse de se raconter c’est évidemment aussi un autoportrait de Woody Allen. Jasmine a toujours besoin de spectateurs même quand ils l’écoutent à contre-cœur comme dans la scène d’ouverture (qui contient déjà tout le film) ou celle à la fois drôle et anxiogène dans un bar avec ses neveux. L’angoisse que vit le personnage dans la dernière scène pourrait très bien être celle qui taraude le réalisateur « et si je continuais à parler, à faire comme si j’étais le grand cinéaste que beaucoup admirent alors que plus personne ne m’écoute, si je tombais de mon piédestal de cinéaste et me retrouvais seul. »
Ainsi on retrouve l’idée développée dans Harry dans tous ses états, les films comme un moyen de vivre et d’accepter la tristesse de la vie, sauf qu’alors les films aidaient vraiment le double de Woody Allen, là ça ne marche plus, la réalité est sombre mais se réfugier dans l’illusion ne peut aider. On peut faire ce qu’on peut pour essayer de se créer un monde imaginaire, les contes de fée n’existent pas, les choses ont une fin, rien ne peut empêcher que la vie soit douloureuse.
Blue Jasmine de Woody Allen, 2013, EU avec Cate Blanchett, Sally Hawkins, Alec Baldwin…