Le Journal d’un Cinéphage – Épisode 2 (Février 2018)

 

Cinéphiles, cinéphiles, mes chèr-e-s compatriotes,

Au menu de cet épisode, une grande déception et un grand cri d’amour. Comment ça, « c’est tout ? ». Euh, j’avais prévu aussi de vous causer d’un livre et d’une série télé, mais ça attendra. Déjà, je me suis fait sermonner par mon coreligionnaire il y a deux semaines sur le mode : « Tu te rends compte qu’en rajoutant quelques bricoles par-ci, par-là, tu pouvais faire trois articles au lieu d’un ? ». Ensuite, si je ne me garde pas sous le coude des sujets « faciles et déconnectés de l’actualité » pour alimenter cette rubrique les mois de dèche cinématographique et/ou de flemme caractérisée, cette grande et belle aventure humaine risque de finir en eau de boudin. Allez, j’arrête de vous raconter ma vie – enfin, je dis ça –, en vous souhaitant une bonne lecture.

 

Cro Man, de Nick Park

Vous n’imaginez-pas à quel point je l’attendais, ce film. En 2015, Shaun le Mouton avait mis fin à une période catastrophique pour le département longs-métrages du studio anglais Aardman, et avec la manière s’il-vous-plaît. Dans la foulée, la mise en chantier de Cro Man s’annonçait sous les meilleurs auspices : le créateur surdoué de Wallace & Gromit aux manettes, des personnages originaux, un projet ambitieux… Non, vraiment, sur le papier, les aventures préhistoriques de Doug, l’homme de l’âge de pierre en pâte à modeler avaient tout pour plaire.

La séquence d’ouverture est géniale : un bout de générique sur fond noir qui fera vaciller la santé mentale de votre projectionniste, l’image à l’écran présentant les défauts caractéristiques de la pellicule. La terre apparaît, vue de l’espace, bientôt remplacée par un paysage volcanique en pleine activité et un combat titanesque entre un T. Rex et un tricératops – réalisé en stop-motion « vintage ». La caméra recule et nous montre une bataille rangée entre deux tribus d’hommes préhistoriques, quand soudain tout ce petit monde se fige en levant les yeux au ciel : une météorite surgit et vient percuter le sol dans une explosion atomique. Lorsque les cendres retombent, les primitifs survivants découvrent un étrange objet noir venu d’ailleurs. Un objet… de forme sphérique. Tout ce que j’aime chez Aardman se trouve résumé ici : la technique, déjà, qui atteint un niveau d’excellence proprement hallucinant. L’humilité, ensuite, parce que Nick Park sait d’où il vient et ce qu’il doit à ses prédécesseurs. La cinéphilie, enfin, avec la référence au classique des classiques en matière de mise en scène de la préhistoire – et non, je ne parle pas de La Guerre du Feu. Sans oublier l’indispensable touche d’humour so british : les sous titres de la séquence qui situent l’action près de Manchester, à l’heure du déjeuner, un cafard qui sort ses mini-lunettes de soleil pour admirer l’explosion nucléaire et le monolithe de Stanley Kubrick qui prend ici la forme… d’un ballon de football.

Le début du film n’est pas déplaisant, jusqu’à la chasse au lapin. Mais dès que les premiers enjeux dramatiques pointent le bout de leurs museaux de plasticine, c’est la douche froide. Oh, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : on est loin des catastrophes industrielles qu’étaient Souris City et Mission Noël, et l’ensemble reste regardable. Mais bon sang de bois, qu’est-ce que ça manque d’ambition et de saveur ! Et quelle idée saugrenue d’utiliser le football pour illustrer le sempiternel combat du pot de terre contre le pot de fer. Franchement, le coup des amateurs-pas-bien-doués-mais-qui-jouent-unis contre des professionnels-ultra-forts-mais-tellement-individualistes, à notre époque du foot-business pourri jusqu’à la moelle par le fric et les enjeux de pouvoir, mais que c’est agaçant ! Au final, on se retrouve devant un produit déceptif, à peine un cran au dessus du très moyen Les Pirates ! Bons à rien et mauvais en tout. Reste la performance technique, toujours aussi impressionnante, mais ça ne suffit pas.

 

Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico, avec Vimala Pons, Diane Rouxel, Pauline Lorillard, Anaël Snoek et Mathilde Warnier

 

Cher monsieur Mandico,

Si je me m’adresse directement à vous, en plus de résoudre le problème qui m’enquiquine depuis le 13 de ce mois et que je résumerai par : « mais comment diable vais-je bien pouvoir retranscrire l’état dans lequel ce film m’a laissé ? », c’est pour vous remercier le plus sincèrement du monde des tortures cinéphiliques que vous m’infligez depuis que j’ai failli faire connaissance avec votre œuvre. Mais si, rappelez-vous, c’était à Grenoble, en 2016, pendant les Maudits Films.

À l’époque, je faisais partie de l’organisation du festival, soit le meilleur moyen pour transcender le simple plaisir de spectateur… et ne plus avoir le temps d’assister aux séances. J’étais donc coincé dans le hall qui jouxte notre belle salle Juliet Berto, à tenir boutique pour faire rentrer quelques sous dans les caisses de l’association. De l’autre côté de la porte – tout un symbole – avait lieu la projection de votre Hormona, dont les effluves sonores parvenaient jusqu’à mes chastes oreilles grâce à une isolation phonique approximative. Je n’avais d’yeux que pour l’affiche du film, punaisée juste en face moi. Plus la séance avançait, plus ma curiosité était mise à l’épreuve, jusqu’à ce que je n’y tienne plus. Lectrices, lecteurs, Bertrand – vous permettez que je vous appelle Bertrand ? –, je vais dévoiler ici l’un des secrets les mieux gardés de la Cinémathèque de Grenoble 1. Dans le mur commun avec la salle, à hauteur de regard warrenien – c’est à dire un tout petit peu en dessous de la moyenne – et à peine dissimulé au commun des mortels, il existe un genre d’œilleton permettant de voir ce qui se passe à l’écran. L’image est déformée, le verre teinté et la luminosité exécrable, mais combiné aux bribes sonores que j’évoquais plus haut, on devine vaguement où en est la projection. Tel un papillon de nuit irrésistiblement attiré par un lampadaire un soir d’été, je me suis retrouvé sans trop savoir comment l’œil rivé au minuscule orifice, dans la position délicieusement indécente du voyeur de peep-show, c’est à dire quelque part entre excitation et culpabilité. Pour être parfaitement honnête, je ne me souviens plus de ce que j’ai vu, ni même de combien de temps ça a duré. Ce dont je me rappelle par contre, c’est le violent retour à la réalité, cette voix dans mon dos qui a brisé la magie de l’instant par un tonitruant : « Alors, c’est bientôt fini ou j’ai le temps d’aller m’en griller une ? ».

Notre seconde rencontre s’est faite un peu plus tard, au cours d’une émission hors-les-murs de l’indispensable Mauvais Genre 2. Chez vous donc, dans tous les sens du terme, avec le charme incomparable du reportage radiophonique qui recrée les images au seul son de la voix. Et dieu sait qu’il y avait des choses passionnante à voir, dans votre antre, même si une bonne partie de vos références m’échappaient, mon parcours culturel étant celui d’un gentil garçon un peu trop sage. Vous me direz, tant mieux : avec tout ce qu’il me reste à découvrir, je ne risque pas de me lasser du septième art avant plusieurs vies. Un an après, la bande-annonce fantasmatique de vos Garçons sauvages enfonçait le clou. À défaut d’Hormona – ça serait bien qu’un éditeur se penche sur son cas, d’ailleurs –, j’ai fait l’acquisition de vos courts-métrages 3 que je savoure comme un grand cru, à petites gorgées. Boro in the Box m’a logiquement amené sur les traces de Walerian Borowczyk, au risque de me brouiller définitivement avec ma banquière 4. La boite de Pandore était ouverte, ma cinéphilie à jamais bousculée, condamnée à évoluer au sens cronenbergien du terme, c’est à dire à devenir plus organique, plus monstrueuse aussi, et foutrement plus ambiguë.

Lorsque nous nous sommes retrouvés dans la grande salle du cinéma le Club, ce 13 février, j’étais littéralement mort de trouille. Et si je m’étais trompé ? Et si mes espoirs étaient déçus ? Imaginons un instant que le film soit raté, comme le dernier Guy Maddin par exemple. Ou pire, que cela soit trop tard ? La cinéphilie, c’est un peu comme l’histoire : on n’évalue pleinement la puissance du moment présent qu’à la lumière du temps qui s’est écoulé. La première fois que je m’en suis rendu compte, avec le cinéma étasunien des années 90 que j’adore, j’ai été pris de panique. Ce recul nécessaire, rien ne dit que je l’aurai à nouveau. Les années s’accumulent et me rapprochent irrémédiablement du Grand Nulle Part, je vis dans l’angoisse permanente de passer à côté de quelque chose, d’un réalisateur, d’un mouvement, ce qui crée chez moi une sensation parfaitement irrationnelle de manque. Comme beaucoup de mes petits camarades, lorsque je suis confronté à de jeunes passionné-e-s de cinéma qui me renvoient immanquablement à celui que je fus, je cache cette fêlure sous une façade de certitudes et d’avis tranchés ; mais ne vous y trompez-pas, derrière le côté je-sais-tout se cache un genre de jalousie bienveillante et…

Et soudain, les lumières s’éteignent, l’écran s’illumine et nous voilà partis pour cette île qui sent l’huître et qui change les mauvais garçons en mauvaises filles. La magie opère instantanément, les doutes sont balayés, la rencontre se fait dans un rapport de parfaite égalité. C’est essentiel, ça, le rapport qui s’instaure entre le film et son public. Entre ces réalisateurs qui vous prennent de haut ou pire, ceux qui vous prennent pour un con en usant et abusant du plus petit dénominateur commun, rares sont ceux qui vous traitent en égal. Ici, le respect est total. La forme reprend ses droits, sans jamais se substituer au sujet ou à la narration. Le tournage sur pellicule, les effets réalisés sur le plateau, ces actrices délicieuses qui se travestissent, rien n’est de l’ordre de la pose, tout est au service du film et de son propos qu’on pourrait résumer simplement par : dans la vie, rien n’est vraiment figé.
Je pourrai sortir la bonne vieille trousse à outils du critique en mal d’inspiration pour disséquer votre film plan par plan, histoire de camoufler mes émotions, monsieur Mandico. Mais à quoi bon ? Devant vos Garçons sauvages, je suis redevenu ce môme qui ne manquait jamais l’occasion de voir un film à la télé, qui pensait naïvement que tous les américains portaient des Stetson et ressemblaient à John Wayne ou que Jean Marais avait vécu au temps des mousquetaires. J’étais sur la défensive, je m’étais préparé avec appréhension à être bousculé, et c’est tout l’inverse qui s’est produit : je me suis coulé dans votre film et, comme les étranges plantes animales et sensuelles qui peuplent l’île aux huîtres, j’ai fini par en faire partie, à ma manière. Et ce n’est pas terminé, loin s’en faut. Depuis le 13 février, j’attends avec une douloureuse impatience de pouvoir m’embarquer à nouveau sur le navire du Capitaine. Avec la musique du film en fond sonore, du matin au soir. Délicieuse torture, j’ai laissé mûrir ce texte depuis, repoussant chaque jour sa rédaction tant je redoutais l’exercice. J’en profite pour m’excuser platement auprès de nos lecteurs qui en attendaient peut-être autre chose. Mais que voulez-vous, c’est comme ça. J’espère seulement vous avoir donné envie de voir ce beau film, et qu’il vous touchera autant que moi.

Quant à vous, mon cher Bertrand, j’ai hâte que nos chemins se croisent à nouveau, au détour d’une salle obscure, d’un festival ou même d’un verre, tiens. En vous souhaitant d’ici-là bonne continuation.

 

1 S’il devait m’arriver malheur ces prochaines semaines, ne cherchez pas le coupable : c’est un coup du fantôme de Michel Warren, fondateur et grand ordonnateur de la Cinémathèque de Grenoble qui nous a quitté en 2015
2 L’appeau aux chimères : rencontre avec le cinéaste Bertrand Mandico, diffusée sur France Culture le 18 février 2017.
3 Mandico in the Box, chez Malavida (2 DVD).
4 Coffret Walerian Borowczyk, édité par Carlotta (8 DVD + 3 BRD gavés de bonus, plus deux livres).

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