Un maître et son chien…
Mais pourquoi je bloque comme ça sur le dernier Godard ? Cela fait une grosse semaine qu’il me hante, ce bon dieu de film, et je ne sais toujours pas par quel bout le prendre… Et qu’est-ce qui m’a prit d’annoncer à mon coreligionnaire que j’allais écrire dessus ?! Franchement, vous connaissez des sujets plus casse-gueule ? Jetez un coup d’œil aux soi-disant critiques parues dans la presse, vous comprendrez de quoi je veux parler.
Donc, Adieu au langage (ou Ah Dieu / Oh langage, c’est selon). Une heure quinze de cinéma tellement dense qu’on n’en fera jamais le tour. Comment aborder un tel déferlement d’images et de sons ? Pas comme un film traditionnel, déjà, car n’en déplaise aux spectatrices furibardes qui ont agressé le malheureux projectionniste à l’issue de la séance, cela fait belle lurette que ce cinéma-là n’intéresse plus Godard. Non, comme il l’expliquait malicieusement à propos d’un de ses opus précédent, l’idéal serait de voir ses films trois fois. D’abord les images, seules, une seconde fois avec juste le son et une dernière avec les deux. Au delà de l’aspect purement mercantile de la chose – c’était pour le côté malicieux –, cette approche semble justifiée tant le vieux réalisateur flirte avec le cinéma expérimental. Allez, vous m’êtes sympathiques, je vais vous livrer une méthode imparable pour survire à l’expérience. Règle numéro un, ne tentez surtout pas de résister au flux godardien. Si vous bloquez sur chaque plan et sur chaque idée, vous risquez d’imploser en cours de route parce que contrairement au cinéma classique, la prise de vue n’illustre pas forcément la narration. Et le son, au lieu d’être inféodé à l’image, raconte souvent sa propre histoire indépendamment de ce qui est montré. Le tout orchestré par un montage d’une précision redoutable qui, lui aussi, à des chose à nous dire. Pour ne rien arranger, on navigue en permanence entre fiction et documentaire : les séquences jouées par les acteurs sont truffées de références visuelles aux autres arts – littérature, peinture, mais aussi cinéma avec ponctuellement en arrière plan un téléviseur qui diffuse des extraits de classiques – et entrecoupées d’images prises sur le vif. La bande son n’est pas en reste, puisqu’aux répliques des acteurs s’ajoutent des commentaires et des citations littéraires scandées par des voix off, dont celle du maître himself. Ah, et si vous pensiez vous raccrocher à la musique, vous en serez pour vos frais : au lieu de l’utiliser pour illustrer, Godard lui donne un rôle à part entière… en la réduisant à des fragments de quelques secondes qui ne se superposent jamais aux mots. Bref, s’il utilise les mêmes outils que ses petits camarades, le cinéma de JLG est un peu plus exigeant que la moyenne.
Pour ne pas se faire dévorer, il suffit paradoxalement de se laisser aller sans opposer de résistance, de troquer ses grilles de lectures cinéphiles contre la capacité d’émerveillement et la naïveté des spectateurs des premiers temps, ceux qui avaient peur de se faire écraser par le train des frères Lumière. En un mot, laissez vos sens prendre le dessus, car Godard, loin de l’image de vieil intellectuel donneur de leçons qui lui colle à la peau, ne vous propose rien d’autre qu’un voyage sensoriel au cœur de sa vision du monde. A défaut d’embrasser son propos dans sa globalité, vous ressortirez du film avec un plan, une image, une musique, une idée ou une citation, quelque chose qui fera sens en résonnant avec votre propre vision du monde. Lors de ma première vision d’Adieu au langage, il y a un dialogue échangé entre l’homme et la femme de la seconde partie du film – Adam et Ève, le couple primordial qui continue de résonner dans nos sociétés modernes – qui m’a particulièrement marqué. Lui : « l’humanité a inventé deux choses : l’infini, et le zéro ». Elle : « Mais non ! Elle a inventé la sexualité et la mort »*. Lors de ma seconde vision – en 3D cette fois –, c’est un mouvement de caméra impossible que j’ai ramené dans mes filets : lors d’un échange entre les deux personnages sus-cités, Godard pousse le principe de la stéréoscopie dans ses derniers retranchements en laissant la caméra qui correspond à l’œil droit sur la femme tandis que celle qui correspond au gauche suit les déambulations de l’homme, avant de revenir à son point de départ. Cette expérimentation audacieuse – et plutôt désagréable visuellement parlant – laisse un abyme derrière elle tant elle est riche de sens. Et à ma connaissance, c’est la première fois que la 3D est utilisée « techniquement » pour véhiculer une idée.
Je n’irai pas plus loin dans l’explication de texte, trop intimement liée au vécu de chacun(e). Il est temps de boucler cette chronique impossible. Je pense que les godardiens s’y sont retrouvés, et je sais que je ne convaincrai pas ses détracteurs. J’espère juste que celles et ceux qui n’ont pas encore choisi leur camp seront tenté par l’expérience. En croisant les doigts pour que cet Adieu au langage ne soit pas (encore) un adieu au cinéma.
* Mes plus plates excuses aux puristes. Ma mémoire n’étant plus ce qu’elle était, je ne peux que paraphraser les dialogues originaux.
Adieu au langage, de Jean-Luc Godard, Suisse, 2014 avec Héloïse Godet, Zoé Bruneau, Kamel Abdelli, le chien Roxy