Le Blues du critique (épisode 11)

Le Facteur humain

Au risque de passer pour une midinette en mal de glamour, j’éprouve une sincère affection pour la Cérémonie des Oscars, et ce depuis une certaine nuit de mars 1995. Au-delà du frisson de la compétition, des aspects politiques qui accusent systématiquement un train de retard, et du côté grand-messe cathartique célébrant dans une parfaite indécence l’entre-soi et la consanguinité d’un milieu un tantinet détaché des réalités, ce qui m’avait fasciné à l’époque, et qui me pousse encore à m’intéresser à l’événement, c’est l’inévitable facteur humain.

Revenons en 1995, si vous le voulez-bien. Je me revois encore, à 3 heures du matin, les yeux au milieu de la figure, attifé comme l’as de pique, une canette de Coca dans une main et mes pronostics dans l’autre, terrifié à l’idée qu’un insomniaque squatte la salle télé de la résidence universitaire, à siroter de la mauvaise bière devant une rediffusion d’Histoires Naturelles. Ah, quelle époque ! J’étais jeune, j’étais beau, et je découvrais ma cinéphilie. Au-delà de la terrible bataille entre Zemeckis et Tarantino, qui tourna rapidement en eau de boudin pour le réalisateur de Pulp Fiction, le moment fort de la soirée fut sans conteste le discours de Martin Landau, oscarisé dans la catégorie du Best Supporting Actor pour Ed Wood – le meilleur film de Tim Burton avant sa tragique disparition artistique à l’orée des années 2000. C’est que je l’avais totalement oublié celui-là, alors que minot, je dévorais religieusement les épisodes de Cosmos 1999 chaque samedi. Quel plaisir de retrouver cet émouvant soixantenaire, s’efforçant de remercier toutes celles et ceux qui l’avaient accompagné tout au long de sa carrière ; parce qu’à son âge, recevoir ce prix, c’était un peu l’équivalent d’un Oscar d’honneur. Mais voilà que retentit l’insupportable musique, ce garde-fou imbécile dressé contre ces foutus saltimbanques, incapables de respecter le minutage imposé avec leurs remerciements à rallonge et leurs débordements lacrymaux. « Eh Coco, t’es bouché ou quoi ? On a dit : ‘coupez !’ Le credo de l’industrie, c’est : le temps, c’est de l’argent ! Y’a les annonceurs qui trépignent en coulisse, et vu les taraux mon petit pote, t’es gentil, tu prends ton jouet et tu dégages fissa de mon plateau que je lance la pub ! ». À l’époque, j’ai trouvé ça d’une violence inouïe, mais comme je vous l’ai avoué plus haut, c’était ma première fois. Là où on a touché au sublime, c’est un peu plus tard dans le déroulé de la retransmission. Comme vous le savez sans doute, la remise des prix est suivie pour les lauréats d’un photoshoot officiel dans les coulisses, histoire de ne pas parasiter le déroulement du show. Et pour ne rien gâcher, ça permettait de meubler les temps-morts du direct avec des inserts glamour sur des reines de beautés se pavanant avec l’équivalent du PIB d’Haïti sur le dos. Et là, moment magique entre tous, la caméra y retrouve l’ami Landau, micro en main, fier comme Artaban au pied du podium, à terminer tranquillement son discours de remerciement devant un parterre de journalistes.

Cette année, la cérémonie avait lieu dans la nuit du 26 au 27 février, mais j’ai sagement attendu quelques jours avant de la visionner. Vous comprenez, à mon âge, ça n’aurait pas été raisonnable de m’infliger les commentaires lénifiants d’un Laurent Weil, épaulé cette fois par un déplorable sociétaire de la comédie française, le définitivement-pas-drôle Jérôme Commandeur qui eut l’insigne honneur de présenter les Césars deux jours plus tôt. Que voulez-vous, on a les maîtres de cérémonie qu’on mérite… Passons rapidement sur les généralités attendues : Rectification du tir au niveau de la représentation des minorités, volée de bois vert à l’encontre du nouveau chef du monde libre, et blagounettes entre le présentateur Jimmy Kimmel et son souffre-douleur favori, l’acteur Matt Damon1. Je ne vais pas non plus détailler le palmarès, si vous tenez vraiment à savoir qui de Robert McKenzie ou de Sylvain Bellemare à remporté la statuette du meilleur montage son, Internet est votre ami. Je vais me contenter de revenir sur trois moments que j’ai trouvé particulièrement… humains.
Commençons par l’acteur Mahershala Ali, premier récompensé de la soirée dans la catégorie Best Supporting Actor. Il concourait avec deux cadors de la profession, desservis cette année par des films médiocres : l’immense Michael Shannon et cette vieille baderne de Jeff Bridges. Lorsqu’Alicia Vikander annonce son nom, l’acteur de Moonlight, assis au premier rang, se lève pour rejoindre la scène sous un tonnerre d’applaudissements. Quand il arrive à la hauteur de Jeff Bridges, ce dernier lui claque amicalement l’épaule avec un franc sourire. Mahershala met un instant à réaliser, rebrousse chemin et échange avec l’acteur de Comancheria une poignée de main empreinte d’un profond respect. Un geste d’une grande classe.
Autre moment
en apesanteur, la remise de l’Oscar pour le meilleur mixage son. Alors oui, je sais, présenté comme ça, mais jugez plutôt : Cette année, le lauréat n’était autre queKevin O’Connell, récompensé pour son travail sur Tu ne tueras point, la dernière folie de Mel Gibson. Comment, vous ne connaissez pas Kevin O’Connell ? C’est pourtant une légende vivante à Hollywood ! On le considérait jusqu’ici comme le membre le plus poissard de l’Academy. Rendez-vous compte : il a fallu qu’il attende sa 21ᵉ nomination pour enfin décrocher sa statuette ! Je vous laisse imaginer l’émotion du bonhomme au moment des remerciements.
Et
comment ne pas évoquer le dénouement abracadabrantesque de la soirée ? Si vous avez manqué l’épisode, voici un rapide résumé des faits : Sur scène, Warren Beatty et Faye Dunaway, choisis pour célébrer le cinquantenaire de Bonnie & Clyde, doivent remettre l’Oscar du meilleur film. En décachetant l’enveloppe, Beatty hésite. Il montre le carton à Faye Dunaway qui croit à une mauvaise blague de son petit camarade. Elle lui prend des mains et annonce le vainqueur : La La Land. Standing ovation dans la salle, l’équipe du film monte sur scène pour récupérer son prix, sauf qu’on commence à voir débarquer sur le plateau des officiels venus des coulisses. Quelque chose ne tourne pas rond et tout à coup, le producteur Jordan Horrowitz interrompt le discours de son collègue pour annoncer, preuve à la main, que ce n’est pas son film, mais Moonlight qui a remporté l’Oscar. On se retrouve donc avec une bonne vingtaine de gens totalement éberlués sur scène, et un public médusé qui ne panne rien à rien. Warren Beatty insiste pour reprendre le micro et s’expliquer : on ne lui aurait pas remis la bonne enveloppe en coulisses, son carton indiquait « Emma Stone, La La Land ». En fait de grain de sable, c’est carrément une tempête saharienne qui s’est abattue sur le Dolby Theatre.

Que retenir de ce qui restera sans-doute comme la plus belle bourde de l’histoire des Oscars ? Déjà, qu’il vaut toujours mieux tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de… commencer à vomir son fiel sur les réseaux sociaux. Nous vivons décidément une époque formidable, où les gens se sentent obligés de s’emballer sur tout et n’importe quoi sans que quiconque leur ait demandé leur avis, en moins de 140 caractères et à la vitesse de l’éclair. Ainsi, j’ai pu lire des commentaires parfaitement odieux sur le site d’un certain Mark Z., du genre : « C’est ce qui arrive quand on confie un boulot sérieux à un vieux pas fichu de lire correctement un nom sur un carton. » Que la douce Emma, à chaud en coulisses, explique naïvement aux journalistes que ça ne pouvait pas être son enveloppe puisqu’elle l’avait gardée, insinuant par-là que Beatty avait raconté n’importe quoi, passe encore. Elle est beaucoup trop jolie pour que je lui en veuille et visiblement, elle ignorait qu’il existe des enveloppes de secours, au cas où. Mais toi, le facebookien anonyme à l’incontinence verbale assassine, tu n’as pas la moindre excuse et je te maudis sur cinq générations. T’attaquer ainsi à Warren Beatty, figure incontournable du Nouvel Hollywood, réalisateur passionnant et engagé s’il en est, sans avoir eu la décence d’attendre que les explications tombent, je trouve ça d’une dégueulasserie sans nom. Ah, mais voilà que j’entends la musique honnie, il faut donc que je me dépêche de conclure cette chronique sous peine de me faire sauvagement couper. Au-delà des théories plus farfelues les unes que les autres qui ont fleuri un peu partout pour expliquer l’incommensurable bévue et qui, je dois l’avouer, m’ont bien fait rigoler2, j’ai surtout éprouvé un immense soulagement en apprenant cette mésaventure. Je m’explique : jusqu’ici, j’étais persuadé que c’était du chiqué, que les lauréats étaient prévenus avant la cérémonie et devaient feindre la surprise. Oh, pas forcément tous, hein, mais au moins les protagonistes du Big Five 3. Eh bien, non, et c’est une sacrée bonne nouvelle. Et puis ce genre de tuile, ça nous rappelle que malgré l’obsession du contrôle chère à Hollywood, l’industrie du cinéma reste humaine, donc faillible. Et ça aussi, c’est foutrement rassurant. Enfin, pas pour tout le monde, hein, le stagiaire chargé de remettre les enveloppes aux intervenants et qui, parait-il, était en train de twitter au lieu de faire son job, risque d’avoir un peu de mal à décrocher un CDI à la Cité des Anges

Pendants ce temps-là, dans les locaux de la rédaction…
— « Tiens, salut Baptiste ! Alors, vieux camarade, ça biche ?
— Oui, oui , « ça biche », comme tu dis. Je vois que tu as un écrit un nouvel article, et sans attendre six mois ?
— Ouais, hein ? Je me sens motivé ces derniers temps, un truc de dingue !
— C’est bien, c’est bien. Mais tu n’aurais pas oublié un truc ? Voire deux ?
— (…) Ah oui, d’accord ! Je vois ce que tu veux dire. La suite de mon bilan 2016, c’est ça ?
— C’est ça.
— Alors, tu vas rire, mais j’avais tout bien préparé, et vachement en avance, sauf que…
— … Sauf que quoi ? Le chien de ta mamie a mangé la clef USB, c’est ça ?
— Euh, comment tu as dev… ? Ah, d’accord… Je te l’ai déjà sortie, celle-là ?
— (…)
— Bon, promis-juré, je… Ben, pourquoi tu lèves les yeux au ciel ?
— Et si tu t’activais un peu, au lieu de promettre des trucs ? Je sais bien qu’on est en période électorale, mais franchement…
— OK patron, message reçu, je m’y colle de suite. »

(To be continued…)

1 Cette fausse rivalité entre l’acteur et le présentateur dure depuis plus de dix ans. Évidement, dans la vraie vie, ce sont les meilleurs potes du monde.
2 Allez, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer la mienne, de théorie fumeuse : En fait, c’était un coup monté par Warren Beatty et les producteurs de La La Land. Ces derniers ont promis d’éponger l’ardoise de l’acteur-réalisateur après le plantage en règle de son dernier film au box-office étasunien en échange de ce coup de com’ improbable. Parce que bon, soyons honnêtes, hein ? De vous à moi, dans cinq ans, qui se rappellera de Moonlight autrement que par « Mais si, tu sais bien, le film qui a eu l’Oscar alors qu’on l’avait d’abord donné à La La Land ! » ?
3 On surnomme ainsi les cinq catégories reines de la cérémonie : Meilleur Film, Meilleur Réalisateur, Meilleur Acteur, Meilleure Actrice et Meilleur Scénario (subdivisé en deux : Meilleur Scénario Original et Meilleure Adaptation)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *