Plutôt la vie
Les Fantômes d’Ismaël entrelace plusieurs histoires pour ensuite les faire exploser en puzzle.
On entre sans avoir le temps de respirer dans un film d’espionnage avec un montage très brut, des ellipses rapides, donnant une impression de mouvement qui nous perd de suite. Des hommes en costard parlent d’un personnage s’appelant Dedalus, (jamais aussi bien nommé que par rapport à ce film), dont le passé semble obscur. On découvre vite que cette histoire d’espionnage est un film que tente d’écrire Ismaël (joué avec fièvre par Mathieu Amalric, le double récurrent d’Arnaud Desplechin), on suit alors ce réalisateur dans une maison au bord d’une plage, où revient un être aimé pensé disparu, on change alors de ton, le film se fait ostensiblement théâtral, puis ensuite sèchement, on passe à autre chose.
Le cinéaste est très fort pour nous désorienter, à chaque fois qu’on croit savoir vers quoi va le film, il prend une tangente rapide pour nous emmener ailleurs. À cette narration labyrinthique se rajoute un film truffé de références, parce que c’est avant tout un film sur le cinéma en général (même si on y trouve des références à d’autres arts, théâtre, peinture, etc), et sur le cinéma de Desplechin en particulier ou plutôt sur un double de Desplechin utilisant le cinéma pour combattre ses fantômes.
On trouve des références évidentes à Hitchcock (de Vertigo à Rebecca), on pense aussi à Bergman dans le discours final (qui n’est pas la meilleur partie du film) avec des réminiscences de Saraband, on pense au Woody Allen de Harry dans tous ses états dont la thématique est assez proche, etc.
En parallèle, ça abonde de référence à la propre œuvre du cinéaste, avec comme souvent des noms et prénoms qu’on trouve dans ses précédents films, de Dedalus évidemment à Sylvia, Esther, Ismaël, Ivan, etc. Il fait aussi jouer des acteurs qui semblent reprendre de précédents rôles, de l’Hippolyte Girardot de Rois et reine au Bruno Todeschini de La Sentinelle en passant par Laszlo Szabo figure paternel dans nombre de ses films, là aussi, les références se multiplient et finissent par nous engloutir.
On a parfois l’impression de plonger dans un délire obsessionnel dont le film Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (film générationnel pour de nombreux cinéphiles dont il a déjà fait un préquel avec Trois souvenirs de ma jeunesse) serait la pierre angulaire (de sa filmographie, de sa vie?).
Tout cela pourrait être vain si ces références n’étaient pas en même temps le sujet du film, Carlotta, incarnée par Marion Cotillard revient après avoir disparu 21 ans soit, grosso modo la période qui sépare Comment je me suis disputé donc (où l’actrice apparaît brièvement) et ce film, comme si hors de son cinéma elle disparaissait, comme si pour le cinéaste, ses films étaient une tentative de tisser une continuité, une cohérence, comme si son malheur était l’impossibilité de vivre hors de ce monde qu’il a lui-même crée, ce monde dont il a l’impression d’avoir la maîtrise.
C’est ainsi le portrait d’un cinéaste qui peuple son film de fantômes (un frère absent entre autres), de souvenirs pour accepter la vie avec son lot de perte, de séparation, de deuil. L’œuvre qu’il crée devient son unique réalité, que ce soit les personnages qu’il invente, les acteurs et actrices qui jouent pour lui, ou les références qui le nourrissent.
Ça mélange ainsi cette idée que le cinéma c’est essayer d’arrêter le temps, de vouloir que rien ne bouge, vouloir fixer les souvenirs et en même temps c’est être confronté à cette impossibilité, « le présent c’est de la merde » dit Ismaël.
C’est brillant, foisonnant, superbement filmé mais, et c’est déjà ce qu’on pouvait ressentir dans d’autres films récents de ce cinéaste, on a parfois l’impression qu’il se laisse envahir par cette intellectualité, que ce foisonnement référentiel, auto-référentiel, théorique, ces mises en abîmes successives camouflent une difficulté de plus en plus importante à laisser vivre une histoire, des personnages, des rencontres.
On objectera que c’est justement ça le thème, un cinéaste qui n’arrive pas à finir son film parce qu’il n’arrive pas se confronter au deuil, parce que ça le terrifie mais là ça va vite, trop vite d’un sujet, d’une idée à l’autre.
Quand on aime ce cinéaste, on se souvient de l’émotion intense dans la magnifique dernière heure d’Esther Khan, on se souvient encore et toujours de nombreuses scènes de Comment je me suis disputé (le coup de téléphone final pouvait arracher des larmes), ou on pouvait se sentir atteint par la violence du père de Rois et reine par exemple.
Si on ne retrouve pas cette émotion, de nombreuses scènes excitent quand même notre imaginaire, celles où Ismaël raconte à son producteur exécutif le film en train de se faire sont les plus belles, Desplechin arrive alors à nous faire ressentir la passion de la création, avec un montage entre des scènes filmées et des scènes où Ismaël nous raconte à l’aide d’objets divers ce qu’il imagine, c’est très fort, on reconstruit nous-mêmes, comme si on les voyait, les scènes manquantes.
Sont trop courtes hélas les scènes dans le train emmenant Ismaël dans le Roubaix de son enfance, on sent alors une tristesse qui affleure, on aimerait qu’il s’y arrête plus (même si le thème était déjà traité dans Conte de noël), là aussi, on a l’impression d’approcher quelque chose de touchant, mais le cinéaste s’en désintéresse.
Ainsi Les Fantômes d’Ismaël est ludique, intelligent, impressionnant mais juste on aimerait qu’Arnaud Desplechin se remettre à croire à la vie qui peut surgir d’une scène et pas seulement à la puissance narrative de son imagination et à la fluidité évidente de sa mise en scène, on aimerait parfois qu’il aille au cœur des choses, qu’il ne conçoive pas chaque scène en imaginant comment on peut la structurer, la déstructurer, la désosser ou l’orner de différentes références (ainsi par exemple la scène de sexe entre Carlotta et Ismaël manque singulièrement de sensualité parce que trop pensé, ne vivant pas par elle-même). Le cinéaste est lucide sur cette inflation intellectuelle, quand on voit Ismaël travaillant sur un projet de film sur la naissance de la perspective dans la peinture, (comme le héros du Spider de Cronenberg) tissant des fils entre des peintures, il semble alors en plein délire.
Il est évident qu’Arnaud Desplechin est un grand metteur en scène, que Les Fantômes d’Ismaël mériterait plusieurs visions pour voir tout ce qui est caché, que chaque tiroir qu’on ouvrirait révélerait quelque chose de neuf. Mais on voudrait lui dire comme on voudrait le dire à son héros, ralentis, respire, laisse advenir ce qu’il y a à advenir.
Les Fantômes d’Ismaël d’Arnaud Desplechin, France, 2017 avec Mathieu Amalric, Charlotte Gainsbourg, Marion Cotillard, Hippolyte Girardot, Laszlo Szabo…