En surface
On se souvient du précédent film de Jonathan Glazer, Birth, très beau et méconnu, dans lequel l’étrangeté se diffusait petit à petit et faisait basculer un univers d’apparence normal aux limites du fantastique. Le film était emmené par une magnifique Nicole Kidman qui faisait passer beaucoup d’émotions avec un jeu tout en nuances. savait faire passer un grand trouble par de subtiles nuances sur son visage. Si Under the skin est aussi centrée sur une grande actrice, l’étrangeté est par contre là d’emblée.
Le film commence comme un film de science fiction pop des années 70, très stylisé, abstrait, on ne sait pas trop ce qu’on voit, ni où l’on est. Ensuite un homme en moto ramasse un corps, puis un écran blanc où ce corps est déshabillé.
Il y aura peu d’explications, l’auteur travaille surtout sur la sensation, sur le rythme, il nous laisse libre de multiples interprétations.
Ainsi l’histoire peut être une variation sur le mythe de Narcisse, et au-delà sur le narcissisme d’aujourd’hui. Une femme venue d’ailleurs, séduit des hommes, qui fascinés, disparaissent dans une eau noire en essayant de l’atteindre. L’eau où ces hommes disparaissent devient le miroir où se reflète le corps de Scarlett Johansson, qui petit à petit, en se regardant elle-même, en étant fascinée par son image de la même façon que les hommes qu’elle piège va se rapprocher d’eux, chercher à leur rassembler et ainsi se perdre. Elle commence à avoir des émotions, à être surprise, elle sourit, il y a quelque chose en elle sous la peau, elle se découvre mortelle, et elle commence à avoir peur.
Le titre du film est vraiment son programme, que trouve-t-on sous cette peau qu’on donne à voir ? Cette peau qui, pour Didier Anzieu et pour aller vite, est aussi une projection du moi, une enveloppe psychique, pour les personnalités narcissiques, le moi se clive et la peau devient une barrière brillante qui empêche l’interaction, l’échange entre l’intérieur, le moi profond et l’extérieur, le monde, les autres, etc. La peau brillante est une interface qui peut nous éloigner de la sensation d’appartenir au réel, ce qui mène à une sensation de mort psychique.
Mais Under the skin n’est pas juste un film psychanalytique, avec Scarlett Johansson, Jonathan Glazer enrichit son propos, l’incarne, cette actrice est devenue objet de pur fantasme, devenue une icône glamour en plus d’une actrice, un sex-symbol international. L’hébétude dans laquelle se trouve le personnage renvoie au sentiment que peut aussi avoir l’actrice sur l’effet de sidération qu’elle doit provoquer, son statut fait qu’elle est partout mais qu’elle disparaît en même temps, n’étant que pur image, pur objet de désir (on peut penser aussi à la chanson Piece of me de Britney Spears), pur projection. Très beau plan où l’on voit la multitude des gens qu’elle observe apparaître et disparaître et finir par remplir le cadre, et où le visage de Scarlett Johansson apparaît en surimpression, à la fois différent des autres, pure apparition et nourri de ces visages multiples. Effet qui pourrait être kitsch ou ridicule mais qui se révèle touchant parce qu’on perçoit et le désir et la peur d’appartenir à cette multitude.
Le trouble vient de ce mélange entre un film de science-fiction et portrait d’une actrice.
Aussi, le film n’est pas un discours théorique, il nous baigne dans un univers purement sensitif avec tout un jeu sur reflet du corps, d’isolement de ce corps dans un à plat blanc ou noir lisse, un jeu sur les surimpressions, etc. Le cinéaste nous immerge dans une matière qui a quelque chose d’hypnotique, avec une musique omniprésente, répétitive et déstructurée, on doit se laisser aller sans chercher à tout comprendre, il y a peu de dialogues, on doit accepter le jeu, un peu comme les personnages qui la suivent pour leur malheur, on doit accepter de suivre Scarlett Johansson.
Il y a là aussi une cohérence entre la mise en scène et le propos, dans la première partie du film, il y a beaucoup d’effets, des plans spectaculaires, dans la deuxième partie, ces effets, ces images fortes fascinantes se font plus rares lorsque le personnage s’enfuit pour approcher de quelque chose de plus terrien. Cette Écosse est filmée de façon presque naturaliste, avec ces supporters de foot, ces dragueurs avec un fort accent, ces filles sortant faire la fête, etc. Au début il y a une opposition entre ce monde filmé comme un film social anglais et la partie fantastique, tourné comme un film expérimental, un clip. Le film suit ainsi l’évolution du personnage, devient de moins en moins froid, s’humanise se perd dans la forêt pour essayer de voir ce qu’il y a sous la peau, la vibration de la chair. Et sa mortalité.
Under the skin de Jonathan Glazer, UK, 2014 avec Scarlett Johansson, Jeremy McWilliams…