Sherlock, une série britannique crée par Steven Moffat et Mark Gatiss

The game is afoot !

Ne nous y trompons pas, si les États-Unis sont à l’origine du renouveau des fictions télévisuelles à la fin des années 90, cet âge d’or et bel et bien révolu. Les séries innovantes sont à présent anglaises, et il suffit d’en comptabiliser les déclinaisons américaines  – The office, Shameless ou encore Life on Mars – pour s’en rendre compte. L’annonce d’une énième adaptation de Sherlock Holmes avait tout de même de quoi faire peur, surtout après la relecture hollywoodienne calamiteuse de Guy Ritchie. Mais le Sherlock produit par la BBC est une franche réussite : en transposant à notre époque les aventures du célèbre détective imaginé par Sir Arthur Conan Doyle en 1887, Steven Moffat et Mark Gatiss ont réussi à se concilier les bonnes grâces des amateurs de séries modernes et des holmésiens les plus intransigeants. Ce qui n’était pas gagné…

Jeremy Brett

Sans faire partie des irréductibles précités, Sherlock me posait un sérieux problème. Comment imaginer quelqu’un d’autre que l’immense Jeremy Brett dans la peau du célèbre détective ? Produite entre 1984 et 1994 par Michael Cox pour Granada Television, cette version avec laquelle j’ai grandi adaptait l’œuvre de Conan Doyle avec une fidélité exemplaire. Grâce au travail d’orfèvre du scénariste John Hawkesworth et à l’interprétation inspirée de Brett, elle est très vite devenue LA référence, balayant d’un coup les adaptations précédentes et rendant quasiment impossible toute tentative ultérieure.
Lorsqu’ils s’attellent au projet en 2009, les créateurs de Sherlock sont loin d’être des débutants. Ils ont travaillé sur la déclinaison moderne de la série Dr Who 1, et Moffat a remporté à peu près tout ce qui existe comme distinctions depuis le début de sa carrière de scénariste en 1988. Son dernier coup de maître, la mini-série Jeckyll, transposait déjà un (des) personnage(s) de la littérature classique anglaise à notre époque. Un concept novateur et diablement efficace, à condition de le dépasser en gardant à l’esprit que l’homme est avant tout le produit de son époque. Dans Sherlock, le détective utilise les technologies de communication à sa disposition, en particulier un smartphone dont il ne se sépare jamais. Les sms qu’il reçoit s’affichent en temps réel sur l’image, procédé également utilisé pour matérialiser ses déductions et qui infuse à la narration et au montage un dynamisme bienvenu.
Contrairement au personnage littéraire, Watson est célibataire et a le plus grand mal pour nouer des relations durables vu que soit les femmes pensent qu’il est en couple avec son illustre colocataire, soit ses tentatives ne survivent pas aux remarques acérées du détective. Il relate leurs aventures dans un blog qui leur permet également de trouver des clients. Les interprètes principaux, Benedict Cumberbatch et Martin Freeman, sont très bon et forment un duo attachant. Évidement, les clins-d’œil au canon holmésien 2 – et à la série de Granada – sont légion, et même si la modernisation des aventures a amenée les scénaristes à modifier certains éléments d’origine, on en retrouve systématiquement la trace sous une autre forme 3. De quoi gagner le respect du puriste tout en évitant de perdre le spectateur lambda en chemin.
Mais passer de la société victorienne qui s’appuyait sur un système de classes rigides à la notre où l’individualisme prédomine nécessitait d’ajuster la psychologie des personnages avec subtilité. Par exemple, si John Watson est toujours un médecin militaire ayant servi en Afghanistan, son retour à la vie civile ne se fait pas sans mal : dans le premier épisode, sa psychiatre est persuadée qu’il souffre du syndrome de stress post-traumatique et qu’il somatise – il s’aide d’une canne pour marcher. A l’époque de Conan Doyle, le comportement du détective pouvait passer inaperçu. Son équivalent moderne aurait par contre toutes les chances de finir dans un asile : Holmes est un surdoué à tendance autistique incapable d’accepter l’inactivité intellectuelle et de se plier aux rituels sociaux. Et cela le rend assez antipathique.

Benedict Cumberbatch

Si le prototype du héros victorien se distinguait par ce qu’il était, le héros contemporain s’extrait de la masse par ce qu’il fait. Holmes étant figé par nature, c’est Watson qui, dépassant son statut de simple faire-valoir, assurera la fonction d’identification pour le spectateur. Ainsi, à l’issue d’une course-poursuite mémorable, Holmes lui fait remarquer qu’il n’a pas eu besoin de sa canne. Drogué à l’action, ce n’est pas la guerre qui l’a traumatisé mais le retour à la vie civile. En acceptant sa nature aventureuse, il se hisse dans le cœur du public à la hauteur de son illustre compagnon. Mieux, il inverse les rôles en devenant pour ce dernier une  « béquille sociale » indispensable 4. En sa qualité de sociopathe, les seuls protagonistes que Holmes considère comme ses pairs sont des doubles déformés : son frère Mycroft qu’il tient à bonne distance, la troublante Irene Adler – une dominatrice qui joue avec les émotions comme Holmes utilise son intellect – et James Moriarty. L’ombre de ce magnifique adversaire plane sur l’ensemble de la série et leur ultime confrontation est grandiose. Plus que des opposés, ce sont des jumeaux ; non seulement dans leurs extraordinaires capacités intellectuelles mais aussi dans leur déconnexion sociale. Ce qui les différencie, c’est que Moriarty est irrémédiablement seul alors que Sherlock possède, même si il l’ignore, au moins trois points d’ancrage affectifs qui l’empêcheront de passer de l’autre côté du miroir. Sans déflorer la résolution de ce « dernier problème », sachez que c’est un sommet d’intelligence et d’émotion télévisuelles qui marquera les esprits.

Après deux premières saisons magistrales, on se demande comment la série va pouvoir rebondir et maintenir un tel niveau d’exigence. Quoi qu’il en soit, Sherlock est paradoxalement une bien meilleure adaptation de l’univers crée par Conan Doyle que la franchise cinématographique américaine. Même si cette dernière en conserve le cadre victorien, elle s’éloigne immanquablement de l’original en dénaturant les personnages et les techniques de déduction du célèbre détective.
Pour finir, un immense coup de gueule contre l’éditeur vidéo de la première saison. En ne proposant que la VF, France Télévision commet un véritable sacrilège, obligeant le téléspectateur exigeant à se tourner vers le piratage afin de profiter pleinement des subtilités d’une VO indispensable 5.

Sherlock, une série britannique crée par Steven Moffat et Mark Gatiss (Deux saisons de trois téléfilms, toujours en production), avec Benedict Cumberbatch et Martin Freeman.

1 Steven Moffat a d’ailleurs été promu coordinateur des scénaristes et producteur exécutif en 2009.
2
On appelle ainsi l’ensemble des quatre romans et cinquante-six nouvelles mettant en scène le personnage de Sherlock Holmes écrites par son créateur, Sir Arthur Conan Doyle.
3
Par exemple, dans la seconde saison, Baskerville ne désigne plus le titre de noblesse d’un protagoniste mais un laboratoire de recherche top secret, et si la confrontation finale entre Moriarty et Holmes a lieu au sommet d’un immeuble, les Chutes du Reichenbach qui servaient de cadre à l’affrontement des deux hommes dans la nouvelle originale sont tout de même présentes dans l’épisode, sous la forme d’un tableau retrouvé par le détective.
4
On retrouve d’ailleurs une mécanique similaire entre les personnage de Sheldon et Leonard dans la très bonne sitcom américaine The big bang theory.
5
Les éditions anglaises et américaines ne proposent malheureusement que des sous-titres anglais, particulièrement difficiles à suivre étant donné le rythme soutenu de la série.

 

 

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