À qui profite le crime ?
Cette fois, le divorce entre les critiques et les spectateurs de cinéma est consommé. On nous informe que ces derniers ont plébiscité Les trois frères, le retour des Inconnus et Supercondriaque de Dany Boon alors que la presse, dans sa grande majorité, les avait descendus en flamme. Et la fameuse interrogation existentielle de ressortir une énième foi : à quoi sert la critique si elle est à ce point déconnectée des attentes du public ? Eh bien, chers lecteurs, je répondrai par une autre question : à qui profite le crime ?
Les éminences grises qui se cachent derrière cet enfumage en règle sont sorties de leur habituelle réserve ces derniers jours, histoire d’épingler les critiques du Figaro qui auraient été très très méchants avec certains de leurs produits phares. Je veux parler des grosses maisons de production et de distribution comme Pathé et Gaumont, bien sûr. Je ne reviendrais pas ici sur la pertinence des critiques du Figaro. Ce n’est pas le problème, et je ne lis jamais le Figaro. Question de principes. Ce qui m’inquiète par contre, c’est ce qui se cache derrière cette histoire. Notons déjà que ce n’est pas la première fois que ça arrive. On se rappellera par exemple le cas Besson qui privait régulièrement la presse d’avant-premières histoire de ne pas « polluer » la sortie de ses chefs-d’œuvre impérissables. Respect du libre arbitre des spectateurs ? Allons, soyons sérieux ! Les films jouant leur carrière sur la première semaine d’exploitation, obliger les journalistes à les voir le jour de leur sortie décalait la parution de leurs critiques assassines. Malin. Mais revenons à nos moutons cinéphiliques. Pourquoi une telle levée de bouclier contre la critique ? Deux explications me viennent à l’esprit : la conjoncture économique et un sérieux problème de vocabulaire. C’est la crise ma bonne dame, et nonobstant ce que l’industrie essaye de vous faire croire, la fréquentation n’en finit pas de baisser. Conséquences : les fragiles restent sur le carreau, tant au niveau de l’exploitation que de la production (cf MK2 qui recentre ses activités après une série de flops), et les gros n’ont jamais été aussi agressifs. Tout y passe, depuis les opérations commerciales du style « 4 € pour les moins de 14 ans1 » jusqu’à l’attaque frontale de tout ce qui pourrait desservir leurs produits, critiques en tête.
Nous voici donc arrivés au cœur du problème que je résumerais par une question de sémantique : quelle est la différence entre un journaliste ? Eh bien, ça dépend du support pour lequel il travaille et/ou de qui signe son chèque en fin de mois. D’un côté, nous avons les chaînes de télévision qui sont également productrices, de gré ou de force puisque la loi française les y oblige. Mais elles choisissent de financer des films en fonction de leurs besoins de programmation à venir. Moralité : on ne mord pas la main qui vous nourrit sous peine d’anthropophagie incestueuse caractérisée. C’est une des raisons pour lesquelles le spécialiste cinéma de Canal Plus s’appelle Laurent Weil et pas, par exemple, Thierry Jousse ou Jean-Baptiste Thoret. On ne parlera pas alors de « journalistes » – et encore moins de « critiques » –, mais d’attachés de presse aux ordres. Pour la radio, c’est à peu près la même chose, avec à défaut d’un financement direct le principe du « partenariat ». Ça veut dire des spots publicitaires et des avis consensuels en échange d’un logo sur l’affiche ou au début du film. Comme vous le savez déjà, chers lecteurs, c’est dans la presse écrite qu’on trouve les derniers vrais journalistes. Mouais, il faut à nouveau séparer le bon grain de l’ivraie, parce que là encore les distributeurs s’ingénient à museler les plumes les plus affûtées. À coup de chantage aux encarts publicitaires, déjà, et en tapissant nos affiches de phrases d’accroche lénifiantes qui ne sont rien d’autre que de la publicité indirecte en échange d’un peu de consensualité. La presse généraliste (Libération, Les Inrock, etc.) et les « revues de cinéma à large diffusion » comme Première ou Studio-Ciné-Live se sont laissées piéger avec plus ou moins de complaisance, parce que c’est la crise – on y revient – et qu’il faut bien manger. Quant aux sites internet, il y a ceux qui vivent des recettes publicitaires et qui sont obligés de pactiser avec le diable, et ceux qui, comme nous, les purs, les incorruptibles, bossent à côté pour payer les factures.
Et la critique dans tout ça ? Elle survit tant bien que mal, soit dans les marges – déconnectée de l’actualité dans des revues comme Traffic, ou dans les livres consacrés au septième art même si là aussi, la conjoncture économique est compliquée –, soit dans les revues historiques que sont Les Cahiers du Cinéma et Positif dont les rédacteurs ne perdent plus leur temps à critiquer ces films qui, de toute façon, n’intéressent pas leur lectorat2. En tout cas, c’est ce qui ressort des Cahiers parce que pour être franc, je ne lis jamais Positif, question de principes.
Allez, pour finir, revenons sur les soi-disant cartons que j’évoquais en introduction. Supercondriaque est le meilleur démarrage de l’année, et a déjà rassemblé trois millions de spectateurs en deux semaines. Quant aux Trois frères, tout le monde se souvient des 1,1 millions de tickets vendus en première semaine. Quel pied de nez à la critique, messieurs dames ! Sauf que le long-métrage des Inconnus est à bout de souffle à un peu plus de deux millions d’entrées cumulées en troisième semaine d’exploitation, ce qui signifie que le bouche à oreille est désastreux. À titre de comparaison, le premier volet sorti en 1995 avait frôlé les 9 millions. Place aux jeunes, donc, et à Dany Boon qui, question poilade, est clairement le chouchou des français. Trois millions en dix jours, ça décoiffe, non ? Eh bien, pas tant que ça en fait. Rappelons que le film a bénéficié d’une promotion titanesque (240 avant-premières, tout de même!) et qu’en troisième semaine, il est à l’affiche sur rien moins que 836 écrans. Surtout, l’ami Dany nous avait habitué à mieux, environ 9 millions en deux semaines pour Bienvenu chez les Ch’ti (2008) et même s’il a eu une meilleure moyenne par écran que Rien à déclarer (2011) en première semaine, il perd plus de spectateurs que son prédécesseur en seconde. Il aura donc beaucoup de mal à s’approcher de ses 8,1 millions d’entrées en fin de carrière. Tout est relatif !
1 Manipulation honteuse de la Fédération Nationale des Cinémas Français par les gros exploitants (Pathé, CGR, etc.) afin de répercuter la baisse de la TVA sur les entrées (officiellement), mais surtout de récupérer le public familial qui avait déserté les multiplexes pour les salles de proximité beaucoup moins chères.
2 Comble de l’ironie, dans le numéro de février, Laetitia Dosch consacre un article à Didier Bourdon dans lequel elle étudie l’évolution comparée du talent comique de l’acteur avec sa prise de poids. Et contrairement aux apparences, c’est un papier plutôt élogieux pour l’Inconnu.