Tant de choses à voir
Difficile de savoir si Mektoub my love est le film le plus abouti d’Abdellatif Kechiche mais c’est en tout cas celui où il semble se mettre le plus à nu. Il balaie ce qui parfois pouvait être gênant dans son cinéma dans la distance qu’il avait par rapport à ceux et celles qu’il filmait comme par exemple dans la longue scène sexuelle de La Vie d’Adèle où il faisait preuve paradoxalement d’une soudaine pudeur mal placée. Avec le personnage centrale d’Amin photographe timide, évident double du cinéaste, il trouve un relais à l’intérieur du film pour nous faire partager ses obsessions, il nous fait comprendre et ressentir ce qu’il cherche, il semble libéré et nous emmène avec lui en assumant totalement ses désirs, ses questionnements.
On arrive à toucher ce que le cinéaste travaille depuis ses débuts, et ce dès la scène de sexe inaugurale entraperçue par Amin. Tout le film se jouera sur ce positionnement, ce trouble, cette envie et cette gêne de voir, avec la question de qui regarde, le héros, le cinéaste ou nous, spectateurs.
L’histoire se déroule à Sète, on suit un groupe de jeunes hommes et femmes qui se cherchent, se frôlent, boivent, se baignent, dansent, mangent, discutent. Il ne se passe pas grand-chose d’autre et pourtant on a le sentiment d’un mouvement incessant, d’un élan permanent. Peu de cinéastes savent autant filmer la circulation des corps et cela dans des séquences dont il étire la durée pour voir ce que ça peut rendre. Une caméra alerte passe de l’un à l’autre, on se sent immergé dans une ronde, on ne voit pas le travail, pourtant il faut une grande maîtrise pour donner cette impression de légèreté, de fluidité, de foisonnement, prenant sur le vif les émotions furtives. Il filme la peau, les fesses qui bougent, les torses sous le soleil, s’arrête sur les corps charnues, musclés ou voluptueux, comme dans ces plans sur le corps allongé d’Ophélie à une distance qui englobe une partie des fesses, il prend le temps pour cela, insiste, ne détourne pas le regard, en écho à Amin qui semble fasciné par ce qui l’entoure. Amin regarde ce monde avec l’envie d’en faire partie et une incapacité à cela, toutes les personnes qui l’entourent veulent le faire participer à ces échanges multiples (sa mère, ses amis, etc.) mais lui refuse, on le devine secrètement amoureux de son amie, mais ce n’est pas la seule raison, on sent qu’il aime être en bordure, à la fois à l’intérieur et en dehors, il aime avant tout observer.
Il y a au centre de Mektoub my love, une scène comme une métonymie de tout le film, Amin va dans une bergerie pour photographier des agneaux venant de naître. Le héros qui attend le bon moment, c’est aussi Kechiche qui attend, on voit le film qui est en train de se faire, le photographe Amin comme le cinéaste Kechiche doivent patienter, et cette séquence nous met nous aussi dans cette position d’attente. Être là quand quelque chose se passe, la naissance d’un agneau, comme le rouge venant sur les joues de Céline, comme le sourire, les hésitations dans un moment de séduction, attraper ce qui n’est pas prévu, ce qui surgit.
De même, Kechiche a toujours aimé filmer la bouffe, la morve, les pleurs, la sueur, la chair. Cette scène de la bergerie montre que pour lui la vie naît dans cet aspect gluant de l’accouchement avec ces agneaux juste nés nettoyés délicatement par leur mère, la vie est dès le départ en lien avec les fluides corporelles, elle est définie par ça, loin d’un monde qui s’aseptise.
On sent qu’il aimerait aller voir plus loin, sous la peau s’il le pouvait. Voir ce qui se passe, ne pas évacuer une certaine vulgarité par exemple, ainsi dans la scène de la boîte avec alcool à flot, twerk, lap dance, etc., il n’embellit, ni ne juge, la vie déborde et c’est ce qui importe. De la même façon il filme un hédonisme forcené où l’idée de fidélité en prend un coup mais ne cache pas ses aspects machistes et sa cruauté pour ceux et celles qui ne suivent pas le mouvement.
S’il magnifie les corps, leur rapprochement, éloignement, affaissement, il sait saisir la parole avec la même sensualité, les dialogues sont étincelants, d’apparence simples mais souvent à double sens, avec sous-entendus, différents tiroirs, hésitations, mensonges, séductions, hypocrisies, etc. là aussi il y a du jeu et une drôlerie plutôt rare chez Kechiche.
Les acteurs s’emparent de cette matière avec délectation. L’arrivée d’Hafsia Herzi conforte cette sensation de voir un film en train de se faire, elle entre dans le film comme une actrice visitant un endroit qu’elle a déjà parcouru après La Graine et le mulet, cela se ressent dans son jeu, elle semble dire avec grâce et royauté, je reviens sur mon territoire voir ce qu’il est devenu et cette proximité avec le réel renforce le trouble, mais les autres acteurs ne sont pas en reste, de la maladresse d’Amin à la gourmandise d’Ophélie, sans oublier le fanfaron séducteur Tony, ils sont tous magnifiques de présence, se prêtent au jeu, on sent un réel plaisir à bouger, échanger, un réel plaisir à jouer avec ces mots. Ils participent à cette joie, cette soif de vie, qui émerge du film et qui se communique au spectateur.
Mektoub my love : Canto uno d’Abdellatif Kechiche, 2018, France, avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Hafsia Herzi…