Le blues du critique (épisode 1)

« Quand tu regardes au fond de l’abysse, l’abysse aussi regarde au fond de toi » (F. Nietzsche)

Bon, ça aussi ça devait arriver. Après « l’incident Drive » où pour une fois nous n’étions pas d’accord avec Baptiste, me voilà confronté à l’angoisse de la feuille blanche. C’est ça aussi, de s’imposer des choses : se laver les dents après chaque repas, lire au moins dix minutes avant de dormir, et écrire un article le 9, le 19 et le 29 de chaque mois. Jusqu’ici, ça fonctionnait bien, mais nous sommes le 19 octobre, il est 23 heures, je ne sais pas encore de quoi je vais bien pouvoir parler.
En tout cas, pas de cinéma, je viens d’y passer dix heures, alors merci bien ! Ah oui, j’ai oublié de le préciser, je suis projectionniste. Un conseil, si vous aimez le cinéma, ne travaillez pas dedans. Ni autour, d’ailleurs. C’est bien simple, je n’ai plus le temps d’aller voir les films en salle. Et encore, j’ai de la chance, je suis au bout de la chaîne. Une amie à moi bosse comme assistante réalisation, et je n’ose plus lui demander si untel ou unetelle est quelqu’un de bien. Finalement, elle s’est reconverti dans l’animation. « On est vachement moins en contact avec les cons », me dit-elle. Moi par contre… « Et il est bien, La guerre des bouffons ? Moi j’aime bien les films de Mathilde Seigner! Et pis Guillaume Canet, il est bien aussi. Ah, Les petits mouchoirs, c’est drôlement bien fichu! Vous avez aimé ? ». On s’entend répondre machinalement « Les gens avaient l’air content en sortant du film ». Ne jamais mordre la main qui vous nourrit, c’est la règle. Vive le travail, il fait la fortune des psychiatres ! Non docteur, inutile d’insister, vous n’aurez pas mon argent. Moi, pour ne pas imploser, je regarde des DVD toute la nuit et j’écris dans un blog.
L’autre jour j’ai reçu mes impôts locaux. J’ai toujours autant de mal avec la redevance, ça fait bien dix ans que mon téléviseur n’est plus relié à l’antenne. Mais j’ai découvert cette année qu’elle finançait également Radio France, et ça, j’écoute. L’idée que mon chèque puisse se retrouver dans l’escarcelle de Mermet ou d’Angelier, ça ferait presque passer la pilule.
En parlant de Mauvais Genres, je suis tombé il y a quelques jours sur une émission consacrée à Samuel Fuller. Philippe Rouyer et Jean-Baptiste Thoret revenaient sur l’auto-biographie de cet immense réalisateur, enfin disponible chez-nous, et je me suis rendu compte que j’ignore presque tout de ses films. Sauf un, The Big Red One (affreusement traduit par Au-delà de la gloire), dont je ne connais pour l’instant que la version charcutée par les studios. Mais quel putain de film. A tous les marioles qui encensent la carrière d’Harrison Ford en la comparant à celles des autres acteurs de Star Wars, je répond que Mark Hamill a joué dans The Big Red One, et que ça enfonce toute la filmographie de l’autre charpentier. Dans ce long-métrage un peu oublié de 1980, Fuller répondait à une question essentielle : comment montrer l’impensable à ceux qui n’y étaient pas1 ? Tout simplement en cadrant les soldats du point de vue de l’horreur qu’ils découvrent dans les camps. En laissant autant que possible l’inimaginable hors champ, à la place même des spectateurs qui regardent le film. Magistral. De nos jours, on a Spielberg et son manteau rouge ou Spielberg et son débarquement « comme si vous y étiez ». Ça aura au moins eu le mérite de sortir Terrence Malick de sa retraite…
Ce matin, lorsque j’ai vu le temps pluvieux, je me suis dit qu’elle allait être sacrément longue, cette journée. Mais dans la boîte aux lettres il y avait un paquet. Et dans ce paquet, un double DVD et un livre. The Big Red One en version longue, et Un troisième visage, l’auto-biographie de Fuller. Le bouquin m’a aidé à tenir le coup pendant ces dix heures interminables, et là il va falloir que je vous laisse. J’ai un chef-d’œuvre à re-découvrir.

1 Samuel Fuller a servi dans la première compagnie d’infanterie américaine, la célèbre Big Red One, qui fut de toutes les grandes batailles européennes entre 1942 et 1945. Il était présent à la libération du camp de Falkenau (Tchécoslovaquie), et en ramena des images en 16 mm qui furent utilisées plus tard dans un documentaire.

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