L’alibi de la légèreté
Un prof de philo dépressif vient enseigner dans une université ou il est attendu comme une personnalité brillante et atypique, une étudiante, en couple avec un charmant et fade étudiant, s’intéresse à lui. On rentre dans le film d’une façon très directe, Woody Allen ne s’embarrasse plus de la question de l’exposition de l’histoire. Abe, Joaquin Phoenix, est en voiture, on voit différents profs et élèves parler de son arrivée et décrire en même temps son background, c’est simple, efficace, la situation de départ est posée.
Le problème avec Woody Allen, c’est qu’il a fait tellement de films, avec un ton si personnel que parfois on l’entend comme on entend son personnage d’Harry dans tous ses états, lorsqu’il présente chaque idée d’histoire. Ainsi pendant qu’on regarde L’Homme irrationnel, c’est comme si on entendait la voix de Woody Allen raconter « alors ce serait l’histoire d’un homme totalement déprimé qui arrive dans une université huppée… », on l’imagine même surgir de l’écran. Surtout que le film est très distancié, très écrit, avec une voix off qui raconte la situation au passé, une musique jazz discrète… il y a de plus en plus quelque chose de méta. Dans ses meilleurs films, cette impression disparaît, on oublie tout ça et on est happé, là ce n’est pas totalement le cas.
On devine qu’il s’amuse à expédier certaines scènes, comme celle de l’ouverture, comme cette scène où tout bascule, où Abe a une révélation, comme la scène où il met en évidence cette lampe de poche pour qu’on sache qu’elle aura un rôle et montrer comment le hasard change l’existence, ainsi aussi celles où Abe enseigne et survole en quelques phrases lapidaires Kant, Kierkegaard et les existentialistes, etc. Il ne veut pas s’arrêter sur ces passages obligés, ces nœuds scénaristiques ne l’intéressent pas et peu lui importe de les amener sans chercher la subtilité.
L’impression de distance vient de là et du fait que ce film est une sorte de somme de tous les thèmes Alleniens, l’étudiante amoureuse de son prof plus mûr, le fait de se créer des illusions, de se raconter des histoires pour accepter l’absurdité de la vie (comme dans Meurtres mystérieux à Manhattan, Magic in the moonlight, Blue Jasmine…), le crime et la culpabilité, ou l’absence de culpabilité (de Crimes et Délits à Match point) qui nous fait nous mesurer à Dieu ou à son absence, et surtout comment la philosophie, l’intelligence, la compréhension du monde n’aide pas à vivre mieux.
Ainsi on part sur un carré amoureux (où ce sont les femmes qui ont l’initiative, draguent, montrent leur désir, choisissent, ce qui est un des aspects réjouissant du film), on croit que l’enjeu est là puis on bifurque de façon artificielle sur une affaire policière tout en gardant le même ton un peu badin, ce qui est intéressant c’est comment il passe de l’un à l’autre, comment l’intrigue amoureuse cède la place à l’intrigue à la Dostoïevski (et à la Hitchcock dans sa mise en place, on pense à La Corde, au Crime était presque parfait) avec ses questions de morale individuelle. Si Jill vit une histoire amoureuse, lui ne sort avec elle que pour asouvir son sentiment de toute puissance. Le fait qu’il y ait deux voix off qui se confrontent et ne racontent pas la même histoire illustre cet entrelacs de façon habile.
Le problème est que la greffe ne prend pas vraiment parce que Joaquin Phoenix ne s’intègre pas idéalement dans l’univers de Woody Allen, on est indifférent à son sort. Joaquin Phoenix, son corps massif, son visage fatigué n’est pas à sa place dans cet univers propret mais il ne semble pas tout à fait à sa place dans le film non plus. On sent l’ironie sur cet homme que tout le monde vénère mais qui est finalement assez crétin (« du style mais pas de fond » comme dit la mère de Jill). En creux émerge ainsi une critique d’une certaine vulgarité. Le hiatus entre cet homme qu’on dit brillant et les banalités qu’il peut raconter est au centre du film, cet homme qu’on voit en partie avec les yeux voilés de l’amoureuse Jill. C’est intelligent mais on se souvient de la violence du meurtre de Scarlett Johansson dans Match Point, ça nous prenait au ventre, et pourtant on continuait d’éprouver de l’empathie pour le tueur, alors qu’ici, le sort d’Abe, et aussi du coup l’histoire d’amour qu’il a avec Jill, nous indiffère.
Heureusement les personnages féminins sont forts et portés par des actrices magnétiques de Jill, Emma Stone, (révélée dans Supergrave), mutine, fébrile, tout en mouvement, et Rita, Parker Posey, à la présence sûre, ce sont elles qui portent le film, et Woody Allen les filme avec talent, les plus beaux plans sont sur elles, Jill devant la lumière d’un lac, Rita pleurant dans une voiture en rompant avec son mari.
Ce qui est dommage, c’est qu’on voit le canevas d’un grand film s’il y avait eu plus d’implications, il y a une facilité à ainsi baigner dans quelque chose que Woody Allen connaît, l’univers de la fac, un milieu bourgeois et intellectuel, une mise en scène fluide et élégante, à la lumière douce, sans âpreté.. On assiste à une variation agréable sur les thèmes Alleniens, en espérant que dans le prochain le cinéaste se mettra un peu plus en danger (il faut agir comme dit le héros, se confronter, prendre des risques).
L’Homme irrationnel de Woody Allen, États-Unis, 2015 avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey…